Gus Adler & Filles avait eu le plaisir de présenter une petite partie de la collection de Jean-Claude Dumoulin dans le cadre de l'exposition Bestiaire du monde, art des lointains à l’abbaye de Cluny.
Depuis septembre 2020 et jusqu'au 9 mai 2021, la Monnaie de Paris présente l’exposition Akan, les valeurs de l'échange, sous le commissariat de Dominique Antérion. Une partie de cette exposition présente pour la première fois la donation de Jean-Claude Dumoulin. Bruno Collin, pour Monnaie Magazine, a voulu découvrir ce généreux et original collectionneur.
C’est cet entretien que nous reprenons ci-dessous, avec l'aimable accord de la Monnaie de Paris.
Christian Boltanski a un jour déclaré : « Chaque homme mérite son musée après soixante ans. » Avec la Monnaie, il semblerait bien que Jean-Claude Dumoulin ait trouvé le sien.
Bruno Collin : Dans le cadre de l'exposition « Akan, les valeurs de l'échange », la Monnaie de Paris expose une partie du legs des poids Akan que vous lui avez fait. Tout d'abord pourquoi ce legs au musée de la Monnaie plutôt que dans un autre comme le musée du Quai Branly ou le musée de l'Homme ?
Jean-Claude Dumoulin : J’aurais en effet pu proposer ce legs à d’autres musées, ceux que vous citez ou d’autres encore en province qui, à en juger par les domaines couverts par leurs collections, auraient pu s’intéresser à ma proposition. Je me suis d’abord adressé au musée de la Monnaie parce que je connaissais la collection Abel et le catalogue qu’en avait en son temps établi Madame J. Rivallain. J’avais pu constater en visitant le musée l’excellente présentation de ses collections, notamment celle des poids Akan donnés par Madame Abel, et j’ai pensé que le regroupement des deux collections ne pourrait que bénéficier à la mise en valeur de leur ensemble. L’accueil favorable immédiat du musée m’a dispensé d’aller voir ailleurs !
BC : Comment (acquisitions sur place, en ventes, en galerie....) et sur quelle durée avez vous constitué cette collection ?
JCD : C’est en 1962 à Abidjan sur le marché du Plateau que j’ai découvert ces petits objets en bronze perdus entre masques et statuettes. J’en ai alors fait quelques achats au cours de cinq années passées en Côte d’Ivoire où, avec quelques amis, je travaillais pour le compte du Ministère du Plan. Ayant ensuite changé de continent, j’ai un peu oublié « les poids Baoulé », même s’il me souvient avec quelque émotion d’en avoir retrouvé au début des années 1970 dans la vitrine d’un galeriste à Montréal où ils voisinaient avec des artefacts esquimaux. C’est ensuite en France dans les années 1975/1990 que j’ai fait l’essentiel de mes acquisitions, en ventes aux enchères et en galeries. Retenu par d’autres occupations, j’ai ensuite laissé de côté ce sujet et je regrette maintenant d’être passé au cours des années suivantes à côté de belles ventes, je pense notamment à celle de la collection Blandin. Ce n’est que récemment et en vue de sa dévolution que je décidai de classer ma collection et d’en établir l’esquisse d’un catalogue, ce qui me fut l’occasion de rencontrer une dernière fois Jean Roudillon, grand expert récemment disparu, qui fut quelques fois l’intermédiaire de mes achats.
BC : Pourquoi cette passion pour les poids Akan ?
JCD : Comme le montre bien l’exposition, l’univers de ces poids est fascinant, tout particulièrement les poids figuratifs avec notamment leurs représentations des activités humaines et celles des artefacts. Les poids géométriques présentent eux une grande variété de formes et de décors. À la différence des poids figuratifs sans doute plus récents, leur étude et en particulier leur datation constituent un champ de recherche qui, à cet égard, les rapproche de la numismatique et donc de l’histoire. Si, qu’ils soient géométriques ou figuratifs, la technique de leur fabrication conduit inévitablement à la reproduction d’objets proches par leur forme, elle assure aussi le caractère unique de chaque objet, un trait cher à tout collectionneur ! L’attrait pour ces petits objets se conjuguait aussi avec leur faible coût : enrichir dans le temps leur collection était plus facile que s’il se fût agi d’objets plus onéreux. Cette collection était enfin pour moi un moyen de revenir sans nostalgie mais avec plaisir sur ces années passées en Côte d’Ivoire, un pays que je n’ai pratiquement pas eu l’occasion de revoir depuis ce séjour.
BC : De combien de pièces se composait cette collection ? Y avait-il une « logique » d'acquisition et de classement ?
JCD : Ma collection se composait de 977 poids dont 973 ont été légués au musée de la Monnaie. Si l’on excepte un poids égaré au moment du legs, je n’ai délibérément conservé que trois pièces : mon premier achat à Abidjan, un serpent lové, puis une très belle petite tortue, enfin un oiseau dont j’avais qualifié le modèle de Brancusi tant il est proche des formes de ce sculpteur et dont deux modèles très proches figurent dans le leg. Ce n’est pas une « logique d’acquisition » qui a guidé la constitution de ma collection si l’on entend par là la recherche délibérée et exclusive de certaines catégories d’objet. Certes, dans mes achats initiaux en Côte d’Ivoire ou plus tard en galeries, chaque pièce a été choisie individuellement pour son originalité, sa nouveauté, sa beauté. Mais l’essentiel de ma collection a été acquis en ventes aux enchères où prévaut plutôt pour le collectionneur acquéreur une « logique d’offre » : hormis les pièces les plus importantes et sauf demande express du public pour qu’ils soient dissociés, ce sont en général des lots qui sont proposés, plus ou moins importants quantitativement et plus ou moins homogènes en terme de catégories d’objets (figuratifs, fontes sur nature, géométriques), de rareté et de qualité. La décision d’achat repose alors sur un examen des lots avant la vente et plus tard, sur un pari dans le mouvement des enchères. En forçant le trait, je dirais que l’on ne sait vraiment qu’après coup ce que l’on a acheté ! L’incertitude était encore plus grande dans les ventes auxquelles je ne pouvais assister et devais donner des ordres d’achat sur la seule base d’un médiocre catalogue. Sur ce point, les catalogues illustrés et documentés désormais disponibles sur Internet ont considérablement changé les choses. En ce qui concerne le classement (je me réfère ici à l’esquisse de catalogue que j’ai déjà évoquée), l’informatique facilite aujourd’hui considérablement la constitution et l’exploitation de bases de données. L’essentiel est donc de partir d’un bon cadre de description individuelle de l’objet pour établir sa fiche descriptive. C’est alors la même logique qui s’impose à tous et si j’ai créé mon propre modèle, il est très proche, pour citer deux exemples à cinquante ans d’intervalle, de ceux utilisés en 1968 par Brigitte Menzel pour classer la collection du Museum für Volkerkunde à Berlin et aujourd’hui par le British Museum dont la très belle collection peut se visiter sur le site de cette institution.
BC : Henri Abel a, il y a longtemps, offert une collection de 1060 poids à la Monnaie de Paris. On appelle cela des poids mais, en les regardant, on constate qu'ils sont de formes extrêmement différentes. On ne voit là aucun système pondéral organisé et normalisé comme il en existe ailleurs depuis l'Antiquité. Avez-vous, comme lui, essayé de comprendre leur fonctionnement ?
JCD : Non, je ne me suis pas livré à de telles recherches. En revanche, j’ai lu une grande partie de la littérature publiée sur ce sujet même si peut-être des publications récentes ont pu m’échapper. J’en suis arrivé à la conviction que les travaux de Timothy F. Garrardont établissent de manière convaincante que le système des poids akan se rattache aux trois avatars de la livre: la livre arabe, la livre portugaise et la livre troy.
BC : On dit que ces poids servaient à peser la poudre d'or, abondante dans ces régions ouest africaines. Mais comment celui qui donnait son or à peser pouvait-il être certain de ne pas se faire rouler ? Le peseur était-il un professionnel similaire aux changeurs occidentaux, ou avait-il d'autres fonctions ?
JCD : Je ne peux répondre à ces deux questions qu’en amateur, non en ethnologue ou en historien. Je n’ai pas connaissance de l’existence passée de peseur professionnel chez les Akan hormis probablement auprès des rois et des grands chefs. Je comprends que chaque marchand, chaque chef de clan, chaque famille possédait son djà que G. Niangoran Bouah, ethno sociologue ivoirien, décrit comme un paquet de morceaux d’étoffe et de parchemin contenant des poids et tout l’appareillage à peser la poudre d’or (boîtes, cuillères, balances). Sa taille et son contenu variaient évidemment selon l’importance sociale et la fortune du détenteur, le djà d’Etat contenant le trésor royal n’ayant sans doute que peu de rapport avec celui d’un simple artisan. Si j’en crois T. F. Garrard, l‘auteur déjà cité, dans les échanges de la vie quotidienne, sur les marchés, acheteur et vendeur pesaient chacun l’or de l’acheteur avec sa balance et ses poids, la conclusion de l’échange n’intervenant sans doute ensuite qu’au terme de quelques débats ! Pour d’autres transactions impliquant un rapport de force entre les parties telles par exemple que le paiement d’une amende, la double-pesée était délaissée au profit des seules balances et poids du chef !
BC : En offrant votre collection à la Monnaie de Paris, vous êtes vous interdit d'en acquérir d'autres ou poursuivez vous votre recherche et vos acquisitions ?
JCD : Je ne m’interdis évidemment rien mais je n’ai pas l’intention de constituer une nouvelle collection si tel est le sens de votre question ! Je continue cependant par curiosité de m’intéresser aux poids présentés en vente ou en galerie et n’exclus pas d’acheter telle ou telle pièce inhabituelle ou susceptible d’agrandir une série. Ce pourrait être le cas si l’occasion m’était donnée « d’attraper » quelques scorpions dont vous avez certainement remarqué un bel ensemble dans l’exposition, et qui sait, peut-être de les offrir à la Monnaie !
BC : Avez-vous d'autres sujets de collection ?
JCD : Non, j’ai depuis longtemps cessé de collectionner les timbres et les boîtes d’allumettes publicitaires ! Plus sérieusement, j’avais envisagé de m’intéresser aux objets du monde Akan qui ont servi de modèle aux poids. Il s’agissait en quelque sorte de « remonter » des poids à leurs origines. J’avais ainsi acquis quelques pièces dont une chaise de chef, très proche de celle figurant dans l’exposition, un tabouret, etc. mais je n’ai finalement pas poursuivi. Voilà une piste qui reste ouverte et sur laquelle peut-être d’autres collectionneurs voudront s’engager.
Lire l’article complet consacré à l'exposition
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Brigitte MENZEL, Goldgewichte aus Ghana, Berlin, Museum für Volkerkunde, 1968
Timothy F. GARRARD, Akan weights and the Gold Trade, Londres, Longman Group Limited, 1980
Tom PHILLIPS, African Goldweights, Miniature sculptures from Ghana 1400-1900, Hansjorg Mayer, Londres 2010