Ly Dumas est créatrice de mode, mécène et philanthrope, humaniste, collectionneuse d’arts africains classiques et contemporains, fondatrice et présidente de la fondation Jean-Félicien Gacha au Cameroun.
Nous nous sommes rencontrées il y a quelques années, alors que je dirigeais la société des Amis du musée du quai Branly dont Ly et son époux Frédéric étaient de généreux et fidèles soutiens. Je garde un souvenir ému du voyage au Cameroun que nous avions organisé pour les Amis. Ly nous avait fait plonger dans son Cameroun, ce territoire des reines et des rois du Grassland. Elle avait partagé avec nous son amour de l’art, son sens inné de l’amitié et du partage. Nous avions visité la fondation Jean-Félicien Gacha, qui incarne son engagement sans relâche en faveur des femmes et des hommes.
Voici quelques pensées que Ly a bien voulu nous livrer.
Julie Arnoux
MON PÈRE
Un grand homme très mince, droit, intègre, élégant, taciturne, francophile. Travailleur sans relâche, avec une forte détermination dans son regard, il avait l’âme d’un grand homme politique… Fier de son pays, il était conscient de sa responsabilité d’améliorer et de participer à l’émancipation de celui-ci.Haut fonctionnaire, il assurait la fonction d'administrateur territorial : il développa le plan d’urbanisme de nombreuses nouvelles villes dont celle de Mbouda et fut le premier maire de Bafoussam avant l’indépendance. Il était érudit, intelligent, altruiste. Avec un profond respect pour les traditions et les valeurs morales.
Mon père reste un mystère pour moi.
L’ENFANCE
Je me vois encore dans les bras de mon père. Ma mère m’a raconté qu’il m’a sauvée, bébé, d’un essaim d’abeilles qui avait envahi la maison. Je dois dire que mon père, durant mon enfance, a su créer une bonne entente et une belle harmonie au sein de notre fratrie. Je me souviens avec joie de nos déjeuners au restaurant, des matchs de football auxquels nous assistions avec lui, car il était très sportif. Et j'aimais le voir danser avec Maman.
Dès mon enfance, j’ai été passionnée par les collections de belles choses. Je me souviens qu’à propos des timbres, une de mes vraies premières collections, c’est mon père qui m’a gentiment conseillée de ne pas les décoller directement de l’enveloppe. Il nous a aussi donné le goût de lire. Il tenait à éveiller en nous de la curiosité et à renforcer notre culture générale. Il avait un bureau où nous pouvions contempler sa très belle collection d'objets perlés ou piocher à notre guise parmi les classiques de la littérature française de sa grande bibliothèque. J’ai aussi partagé l’amour des voyages avec lui qui, pour raisons professionnelles, se déplaçait à travers tout le Cameroun et nous emmenait avec lui.
Dans sa dernière lettre, il encourageait mon départ en France, affirmait ses espoirs pour ma carrière sportive et m’incitait à préserver ma relation avec Frédéric. Il est mort d’une attaque hémiplégique peu de temps après mon départ. Il n’avait pas cinquante ans.
MA MÈRE
Ma mère était admirable. Un caractère bien trempé. Avec moi, elle était très exigeante, mais toujours débordante d’attentions et de tendresse. Polyglotte, elle parlait presque tous les dialectes camerounais et même africains, comme le lingala (la langue congolaise), le fulfuldé des Peuls et le français, bien sûr , qu’elle pratiquait avec fierté, et même l’anglais, qu’elle s’amusait à baragouiner. Elle était extrêmement indépendante. Elle aimait chanter, jouer au basket-ball, s'amuser au tennis avec les épouses des colons français. Assistante sociale auprès des tribunaux, institutrice de maternelle, elle avait une conscience sociale développée, elle recueillait les enfants, brebis égarées de la ville, et les invitait à vivre dans sa grande maison de Tamdja. On peut dire qu’elle était la mère de centaines d’enfants qui lui en étaient reconnaissants. Elle a été d'ailleurs honorée par la ville pour son dévouement exceptionnel en recevant une médaille du travail. Ma mère était très croyante. Sa grande foi lui a donné la force de supporter les aléas de la vie. Maman était chaleureuse, pleine d'humour et donnait beaucoup d’amour à une époque où ce n’était pas forcément évident de le montrer.
FILLE DE ROI
Ceci n’est pas tout à fait exact. Je ne suis pas fille de roi mais petite-fille de reine. Ma lignée royale est matriarcale, ce qui saute aux yeux quand on voit la lignée de femmes fortes et indépendantes qui me précède. Au-delà d’une chance, je dirais qu’il s’agit surtout d’une vraie grâce. Je suis la petite-fille de Maveun Tawa III, elle-même petite-fille de Njiké, septième roi de la dynastie des Bangangte, et de Ngoup Nyadjam, fille du roi Nya Ndep de Bangnoun et de Zota, tous descendants du roi Ngami, fondateur du royaume des Bangangte. Cette lignée peut s’enorgueillir de compter une fille de roi, une femme de roi et une mère de roi ! Royauté et féminisme s'appliquent aussi en nos contrées…
Dans nos traditions, nous sommes tous les enfants du roi, voire même des rois, puisque dans mes éloges, on chante que je suis fille du roi des Bangangte, fille du roi des Bangoulap, fille du roi des Bamum, Bazou, Bamana, etc.
Se reconnaître fille de roi est une grande responsabilité pour la chefferie, pour la population. On est dépositaire d’une tradition séculaire que l’on porte ancrée en soi et qu’il faut préserver. Devoir représenter un modèle pour les autres, contribuer au développement de son peuple, l’aider à être, est une lourde charge, mais ô combien enrichissante. D’autant plus quand vous portez un titre comme celui de mpabat’ngoup.
En tant qu’aînée de notre grande fratrie (dix-sept frères et sœurs !), il m’a fallu approfondir les valeurs reçues de mes parents qui m’ont constamment donné la force, le courage et la détermination d’avancer. Et de les transmettre. Et d’entreprendre des projets avec bienveillance. C’est un sacerdoce au service du beau et du bien !
LE GRASSLAND
Parfois, entre deux voyages, je ferme les yeux et je vois les collines luxuriantes du Grassland. Un éden vert entre lacs, fleuves, chutes d'eau et terres ocres. Une terre où tout pousse à profusion. Cependant, les myriades de plantes rares et les arbres séculaires ont du mal à résister aux prédateurs d'essences précieuses. La faune est la cible des braconniers et des tueurs organisés qui ont décimé la plupart des grands félins et l'oiseau mythique Makwa aux plumes rares. Sur place, je suis toujours admirative devant la force de travail effrénée de la population. Sa créativité, son aisance à manier les formes et les matières. Sa liberté de couleurs absolument unique. Dans notre société très hiérarchisée, attachée à ses traditions, il est des cérémonies majeures, très festives, comme les funérailles et les danses cérémonielles, où les individualités férues d'esthétisme s'affichent à travers les vêtements, où les ndop démontrent les dimensions artistiques du sacré. Ou bien, plus prosaïquement, les jours de grand marché, régal pour les yeux et les papilles, tant le pays est également riche en traditions culinaires.
LA MAISON DE BANGOULAP
Cette maison, c’est d’abord la terre sur laquelle elle a été construite. S.M. Kuika Ntchamba, roi des Bangoulap, père du souverain actuel, nous y a installés, Frédéric et moi, en nous précisant que le sommet de la colline était sacré. Nous avons construit notre maison à mi-colline.
Les bergers peuls, depuis des années, avaient pour habitude d’y brûler les herbes à chaque saison sèche. Seul un ou deux arbres rabougris avaient résisté aux feux de brousse. Dès l‘acquisition du terrain, nous avons planté plus de 100 000 arbres. Ensuite, avec notre ami et voisin architecte, monsieur François Masson, nous avons eu de longues discussions sur la symbolique que nous voulions donner à ce lieu : nous avons choisi le carré et le rond, bases de l‘architecture bamiléké, le bâtiment étant traversé par une ligne de vie bleue. Nous avons opté pour des couleurs ocres, rouges, bleues et une touche de vert.
Pour la construction, nous avons choisi de ne pas faire appel à une entreprise de B.T.P. , mais de démarrer avec les jeunes du village et de les former peu à peu aux métiers du bâtiment, avec l‘aide précieuse du chef de chantier, feu monsieur Ngaye et de François Masson. Cela a duré presque dix ans.
Ce parti-pris de formation des jeunes est advenu au moment de la crise financière de 1992-1993 et a renforcé notre objectif : empêcher la jeunesse de s’exiler avec l'illusion d'une vie meilleure. On mesure aujourd'hui l'importance de cette démarche. Nous avons ainsi trouvé le moyen de les retenir dans le pays, voire même dans le village. Cela a esquissé les prémices de la fondation Jean-Félicien Gacha et permis de susciter des vocations.
Aujourd'hui, notre demeure est ouverte sur la nature, elle a été organisée selon les principes du feng shui. Elle est vraiment atypique, en constante mutation. Notre passion est d’inviter le monde entier chez nous, à Bangoulap, où se rencontrent non seulement la famille, les amis du pays, mais nos amis japonais, américains, indiens, roumains, burkinabés, éthiopiens, brésiliens, namibiens, congolais, togolais, maliens, français… Nous recevons également des diplomates, écrivains, artistes peintres, musiciens, conteurs, sculpteurs, masseurs, ostéopathes… Nous pensons qu’il est possible de vivre en paix et en toute intelligence, dans le respect de chacun.
On y pratique le yoga, grâce à Jyan Ji Rajesh, notre maître yogi depuis bientôt une dizaine d’années. Nous accueillons ceux qui désirent donner, partager et transmettre.
LE VOYAGE
Frédéric et moi avons toujours voyagé. Nous nous considérons comme des citoyens du monde. Nos enfants partagent la même passion de l’ailleurs : ils vivent entre la France, l’Allemagne, l’Angleterre, le Japon, le Cameroun… Notre passion est de découvrir les autres peuples, de voir ce qui nous rassemble, de vivre les différentes cultures par notre ouverture au monde.
LA SOCIÉTÉ DES AMIS DU QUAI BRANLY
J’ai commencé à faire partie des Amis du Quai Branly avec toi, ma grande Julie Arnoux, grâce à ton talent qui nous a fait voyager dans de nombreux pays pour visiter des expositions d’art et surtout des collections privées. En revenant du Cameroun, lors d’un voyage des Amis, après avoir été l’année précédente au Bénin, Françoise de Panafieu m’a fait l’honneur et l’amitié d’intégrer le conseil d’administration des Amis du musée. Mon engagement pour cette institution était déjà acquis. Je me devais d’agréer son invitation à siéger au conseil. La réflexion sur les restitutions d’œuvres, les projets d'expositions, la découverte des objets d'autres cultures est passionnante.
LA MODE
J’avais été impressionnée dès ma petite enfance par ma grand-mère, Maveun Tawa, sa peau scarifiée, ses atours d'apparat, son port de tête altier, sa fierté. Ensuite, les vêtements de ma mère, elle-même couturière, m'ont sensibilisée à la très grande élégance.
J'ai commencé par collectionner des tissus anciens. Puis des rencontres enthousiasmantes ont jalonné mon parcours d’autodidacte : une entrevue avec le créateur Chris Seydou, et son fameux tailleur en bogolan pendant un défilé organisé par l’association La Camerounaise de France, dont je faisais partie ; Sylvie Reymond-Lépine, très chère amie de mon époux, et l’exposition des tableaux de ses artistes-peintres ; Pathé’O, mon couturier préféré, à Abidjan, chez qui je me faisais faire des tenues exceptionnelles lors de mes voyages en Afrique, où j’organisais des défilés pour la maison Hermès ; l'historien Youssouf Tata Cissé, qui m'a alertée sur la condition des tisserands maliens. Beaucoup d’artisans traditionnels ne trouvaient plus personne à qui transmettre leur savoir-faire. Mon souci était de réparer cette injustice. J’avais aussi été déçue de voir les femmes de présidents et de ministres se faire concurrence en portant les vêtements des couturiers parisiens plutôt que de chercher à mettre en valeur les sublimes textiles d’Afrique. Ainsi, mon désir d'expression par le biais de la mode est né, pour faire évoluer notre regard sur l’Afrique.
J’aime le beau, la couleur, la matière. Je m’amuse à allier ces différents supports en me fiant uniquement à mon instinct. J'ai construit une fusion entre ma vision de l'élégance occidentale et mes origines. Par exemple, les ndop ont été réinterprétés en robes de mousseline ou en perlages sur des robes du soir ou des accessoires précieux, comme de grandes étoiles ashanties doublées de larges bandes de velours de soie ajourées et brodées.
Au cours de ma carrière de créatrice, j'ai été sollicitée par différentes institutions. Dans le cadre d’une exposition d’étoffes anciennes d’Afrique au musée Dapper, j’ai notamment organisé un défilé à partir de ma collection de textiles traditionnels, pour leur donner une seconde vie, leur rendre leurs fonctions d’origine.
Rue de Paradis, Le Monde de l’art est un lieu mythique et historique avec une magnifique salle d’exposition. J’ai été le « coup de cœur » du regretté Raphaël Doueb, son directeur, qui m’a permis de présenter mon défilé et d’exposer des œuvres créées par différents artistes.
À l'UNESCO, il m’a été demandé d’organiser l’exposition Les Magiciens du fil et de réunir pour l’occasion artisans et tisserands de plusieurs pays d’Afrique et du Bangladesh (Bibi Russell), ainsi qu’un colloque ponctué d’un défilé : cela a été un véritable succès.
Avant que le musée d’Art d’Afrique et d’Océanie ne ferme ses portes, Hélène Joubert m’a fait confiance pour créer l'évènement Ly Dumas and Friends, en clôture de l’exposition Le boubou, c’est chic. À cette occasion, j'ai invité des créateurs et artistes pour un défilé panafricain avec Xüly Bet, Mickael Kra, Karim Tassi et Imane Ayissi. La salle était pleine à craquer, enthousiaste.
Voilà mon modeste rôle dans le monde de la mode. Cette époque, je la transcende aujourd'hui par mes livres. Dans Perles, couleurs d'Afrique, je confronte les savoir-faire ancestraux et mes créations. C'est un livre dans lequel les perles sont à l’honneur, un symbole de prestige, une création photographique, un travail d'édition bilingue destiné à traverser les modes éditoriales. Pour mon second ouvrage, Ndop, étoffes des cours royales et sociétés secrètes du Cameroun, puisqu'il n'existait pas encore de livre sur ce textile fondamental, je me suis entourée de spécialistes, de chercheurs universitaires, j'ai exhumé de ma collection les tissus ndop les plus beaux et les plus sacrés et, pendant trois ans, nous avons élaboré ce livre qui est un outil de transmission des savoirs matériels et immatériels. Nous travaillons actuellement sur la version anglaise.
LA FONDATION GACHA
La fondation Jean-Félicien Gacha va bientôt fêter ses vingt ans. Quelle belle histoire ! Nous l'avons érigée sur la partie historique du domaine de Boutanga, où la terre est traversée par une ancienne tranchée creusée par les Bangangte pendant leurs combats contre les Bamoun.
En vingt ans, la fondation est devenue une O.N.G. importante, au sein de laquelle nous avons créé un écosystème basé sur la transmission circulaire des savoirs. La polyvalence y tient un rôle très important. Notre objectif est que chacun des participants y trouve sa place, puisse en vivre et faire vivre sa famille sur sa terre natale. Nous ambitionnons qu'ils puissent transmettre à leur tour leur épanouissement, les valeurs d’amour, d’entraide, de partage, de joie, de paix ; le respect des traditions et l'ouverture au monde. La société des Amis du Quai Branly a tissé des liens avec ses partenaires au Cameroun, à l’occasion d’un voyage des Amis en février 2017. La fondation Jean-Félicien Gacha a ainsi été la première structure à accueillir Forêts natales, l'une des webvisites initiées par le quai Branly. Nous avons aussi élaboré un programme de résidence artistique dans notre maison d'hôtes et créé un hôtel pour développer des séjours dédiés à la découverte de la nature et de la culture bamiléké. Un tourisme solidaire et durable. Bien évidemment tout ceci n’aurait pas de poids sans le soutien indéfectible de mon époux, Frédéric Dumas, et de Dieu, qui veille sans cesse sur ses enfants.
TRANSMISSION
Tout au long de mon parcours, j’ai œuvré à ce que les générations futures puissent trouver leurs vocations. Se découvrir et réaliser leurs rêves. Et ce, à travers le faire, le savoir-faire et le savoir-vivre, pour savoir être.
Je dois avouer que cette quête s'accomplit grâce à ce qui m’a toujours animée : le profond désir du bien-être d’autrui, meilleure recette du vivre-ensemble.
Je pense avoir transmis à mes enfants, outre la foi en soi, l’amour de l’autre et le respect des traditions, qui sont les fondements mêmes de toute vie en société. Et aussi la générosité de cœur, la tolérance, la contemplation, la curiosité, sans oublier un brin de fantaisie !
À mes petits-enfants et futurs arrière-petits-enfants – j’espère !–, je souhaite tout le bonheur du monde, dans un univers plein de chants d’oiseaux et de magnifiques arbres, et des rêves plein les yeux.
Je leur lègue mes temples.
Temple de la compassion, de l’amitié et de l‘amour.
Temple de l‘excellence, du savoir-être, vivre, faire.
Temple du savoir et de la connaissance.
Temple du partage et de l‘apprentissage.
Temple du rire, du chant et de la danse.
Temple du vivre-ensemble.
Ly Dumas