Mes origines
J’appartiens à cette deuxième génération de l’immigration. Mais je suis née au Maroc. Mes parents ont immigré en France en 1963, quand j’avais huit mois. Née à l’étranger, j’ai dû suivre le parcours du combattant que représente l’obtention de la naturalisation
Je suis d’une fratrie de cinq : quatre filles et un garçon. Je suis la quatrième fille. Juste après moi, mon petit frère est lui né en France. Le garçon tant attendu, le petit dernier, l’enfant gâté. Je crois que la façon dont mes parents ont élevé ce garçon qu’ils espéraient tant a joué un rôle important dans ma vie, et a sans doute façonné mon côté féministe. Mes parents étaient traditionnels. Je n’avais pas le droit aux mêmes choses que mon frère : lui pouvait sortir, moi pas. Je trouvais cela terriblement injuste. J’étais un peu garçon manqué. J’ai toujours cherché à me libérer de ce cadre traditionnel mais tout en en conservant les bons côtés et en restant proche de mes parents. J’ai évolué avec ma différence, j’en ai fait un atout.
J’ai passé mon enfance dans des bidonvilles. Je le revendique. Quand j’y repense aujourd'hui, vu mon parcours, je trouve cela incroyable. Vivre en bidonville était plus simple pour moi que pour mes sœurs. Pour moi, le bidonville, c’était un grand terrain de jeu. Je l’ai plutôt bien vécu. Alors qu'on n'avait pas d’eau chaude, des sanitaires en commun, qu’il pleuvait dans la maison…
À mes douze ans, nous avons déménagé en cité d’urgence - ces fameuses cités construites dans les années 1950 et qui ne devaient pas durer alors que certaines n’ont été démolies que dans les années 1970, voire bien plus tard.
Mon père était ouvrier, peintre en bâtiment. Ma mère était au foyer. Tous deux étaient analphabètes. Du point de vue de notre scolarité, même s’ils en étaient soucieux et s’y intéressaient, nous restions livrés à nous-même.
Je me rends compte que nous vivions alors dans des communautés : dans le bidonville ou dans la cité, nous étions tous pauvres, nous étions tous maghrébins. Nous vivions entre nous. C’est seulement par l’école que j’ai fréquenté des Français de souche. Plus j’avançais dans les études, moins il y avait d’Arabes. Dans ma cité, on a été seulement trois à avoir le bac.
Autodidacte
Après le bac, j’ai commencé des études de psychologie. À vingt ans, j’ai quitté la maison. J’ai rencontré mon mari. J’ai eu mon fils, Yacine. Jeune. À vingt-trois ans. Nous vivions en logement social avec mon mari. J’ai arrêté mes études pour m’occuper de Yacine.
J’ai repris des études de lettres quand il est entré en maternelle. Je travaillais et je suivais les cours du soir à Saint-Denis. Je me souviens : j’emmenais mon fils aux cours en amphithéâtre du samedi matin. Il dessinait.
Je suis tombée dans la culture par hasard. Pour mon premier boulot, j’ai participé à la préparation du bicentenaire de la Révolution française, au centre d’action culturel de la ville de Montreuil. Puis j’ai travaillé pour l’Agence des lieux musicaux, qui mettait en œuvre un programme d'équipement des salles de musique initié par Jack Lang, alors ministre de la Culture. J’ai continué quelques années dans le secteur du jazz, en travaillant pour l’association La Scène et Marnaise de création musicale.
Le père de mon fils est tombé malade, j’ai arrêté de bosser pour m’occuper de lui. Après sa mort, en 1999, ma copine Geneviève, qui dirigeait Le Méliès à Montreuil, m’a proposé d’en prendre le poste d’adjointe de direction, responsable du jeune public. J’ai hésité car je ne connaissais pas le cinéma, mais elle a insisté : « Tu sauras faire, tu apprendras et puis tu rencontreras du monde. »
C’est comme ça que j’ai commencé à travailler dans le monde du cinéma. J’ai appris sur le tas, j’ai appris en regardant des films. Plein de films. Vraiment plein de films. Petit à petit, je me suis rendue compte qu’analyser un film, c'était comme analyser un bouquin. À l’époque, de toute façon, il n’existait pas de formation pour être exploitante de cinéma.
Montreuil, Argenteuil, La Courneuve
Après Montreuil, j’ai travaillé à Argenteuil, au cinéma Le Galilée, puis à La Courneuve, au cinéma L’Étoile. Ces trois salles étaient, et sont toujours, des cinémas municipaux.
Pour ces trois postes, ma mission principale était de faire venir le public. Un public qui n’est pas acquis, un public parfois difficile. J’aime bien me fixer des challenges quand je bosse, et ça, faire venir le public, c’est un vrai challenge. À Montreuil, faire venir les gamins dans nos salles, c’était un vrai boulot. C’était très important pour moi d’ouvrir cet accès à la culture à des jeunes qui n’y ont d’ordinaire pas accès. Quand j’étais gamine, c’était mon cas, je n’avais pas accès à la culture. C’est ça qui me plaisait : faire découvrir. Je pense avoir marqué de mon empreinte chacun de ces lieux.
Si j’ai fait mes armes à Montreuil – aller chercher notre public, les femmes africaines, les gens qui vivaient en foyer, les jeunes… – à Argenteuil, j’ai appris à manager, à ma façon. J’ai réalisé que j’aimais transmettre et pousser les membres de mon équipe à grandir professionnellement. Je me souviens par exemple de l’animateur jeune public d’Argenteuil, du comptable de L'Étoile, que j’ai beaucoup poussé à évoluer, ou de Medi, Sido, Mouad qui feront plus tard partie de l’équipe de la cinémathèque de Tanger. Je crois que j’ai un petit talent pour repérer des personnes qui peuvent aller plus loin et que j’aime les voir voler de leurs propres ailes.
Ma culture cinématographique
Ma culture cinématographique, je ne l’ai pas faite au cinéma. Avec mes parents, on n’allait pas au cinéma, on ne faisait pas de sorties culturelles en fait, on n’avait pas de sous pour ça. Je n’ai commencé à aller au cinéma qu’adolescente, avec mes potes. Comme j'étais un peu garçon manqué, j’aimais bien les Bruce Lee que j’allais voir dans la salle de ma ville.
Et puis ma culture cinéma, je l’ai faite grâce à la télévision, grâce à l’émission Cinéma de minuit, qui passait le dimanche soir sur France 3 (FR3 à l’époque !). Je regardais ça et c’était hallucinant. J’ai vu tous les classiques, tous les grands films : les Bunuel, King Kong, les films de Cocteau, La Belle et la Bête, mais aussi Elephant Man ou Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia. C’est cette cinématographie-là qui m’a marquée quand j’étais jeune.
Aujourd’hui, je regarde tout, et je me fais un devoir de tout voir, du film grand public au film classique. Je ne suis pas une puriste, comme peuvent l’être certains programmateurs, parfois méprisants envers certains films.
Tanger
Ce poste est arrivé au bon moment : un moment où j’avais l’impression de ne plus rien apprendre et de ne plus rien avoir à donner ; un moment où je ne voulais pas m’installer dans la routine, où j’avais envie d’autre chose, où j’avais envie d’avancer.
Je ne cherchais pas à partir, mais je me suis dit « pourquoi pas ? Je serai peut-être plus utile là-bas ». Cela aurait pu se passer dans un autre pays.
Je n’ai pas vécu mon installation à Tanger comme un retour. Bien sûr, le Maroc, c’est aussi mon pays : je suis très attachée à ma famille, à mes origines, et enfant, je passais tous mes étés en famille, au bled. Adulte, je suivais d’un œil ce qui se passait au Maroc dans mon domaine, et bien sûr je connaissais le travail d’Yto à la cinémathèque de Tanger. Mais je suis de Casa et, en fait, je ne connaissais pas Tanger, que j’ai dû apprendre à connaître. J’avais vraiment l'impression de m'installer à l’étranger, et non pas dans mon pays.
Je ne me suis jamais sentie aussi française que lorsque je vivais au Maroc. En France, je revendiquais ma double culture. Mais, arrivée au Maroc, j’ai réalisé à quel point j’étais française, à quel point la France, l’école républicaine, la liberté faisaient partie de moi. C’est d’ailleurs aussi pour cela que je suis revenue en France : quand je suis arrivée au bout du bout du compromis de ma vie à Tanger. Mes libertés individuelles en avaient pris un coup. C’est dur de vivre dans un pays où tu ne peux pas faire ce que tu veux.
La Cinémathèque
Je suis très heureuse d’avoir fait à la Cinémathèque un travail que je pense important. Je suis fière de tout ce que j’y ai fait. Et je suis fière de la reconnaissance que j’ai obtenue.
L’éducation à l’image était un dossier auquel j’étais particulièrement attachée. Nos dispositifs – les ateliers, les séances scolaires, les programmes Ma petite cinémathèque ou Lycéens au cinéma – permettaient à des jeunes de venir au cinéma, parfois pour la première fois, de découvrir des œuvres qu’ils n’avaient pas la possibilité de voir ailleurs. Ça, c’est ma grande fierté. Et j’en suis d’autant plus fière que ces programmes se poursuivent sans moi.
Ce n’est pas toujours simple de programmer pour le jeune public. J’ai un souvenir de programmation compliquée. C’était à la Courneuve, et c’était Tout sur ma mère, d’Almodovar. Je n’avais pas imaginé que ce serait difficile. Ce jour-là, dans ce public de lycéens, il y a eu des réactions extrêmement homophobes. J’ai pris ça dans la tête, je n’avais pas réalisé, pas anticipé. C’est un moment clé dans mon parcours de transmetteuse.
Je ne me suis jamais vraiment interdit de programmer un film. En revanche, tu programmes des films pour ton public, et comme tu connais ton public, forcément, tu sélectionnes. Tant en France qu’au Maroc. Au Maroc, bien sûr, j’avais moins de liberté, j’étais plus prudente vis-à-vis de la réception des œuvres. Sans desservir ma programmation, c’était évident que je n’allais pas monter un cycle sur le cinéma israélien ou montrer certains films de Kechiche.
Finalement, les seules fois où j’ai été confrontée à la censure, c’était pour le programme monté pour l’OCP (Office chérifien des phosphates). Nous étions chargés de programmer des films dans différentes villes minières de leur réseau. Certains films m’ont été refusés, ce qui m’a vraiment surprise car il s’agissait de comédies musicales égyptiennes des années 1950, c'est-à-dire des morceaux du patrimoine cinématographique ! J’étais vraiment étonnée que cela soit censuré.
Demain
Aujourd’hui je vis entre la France et le Maroc. J’ai quitté ma fonction de déléguée générale de la Cinémathèque, et c’est Mohammed Lansari qui a pris la suite, avec beaucoup de talent ! Je vais continuer à m’impliquer dans la vie de la Cinémathèque, car je fais désormais partie de son conseil d’administration.
J’ai pris un peu le temps de réfléchir à ce que je voulais faire. Je me suis rendue compte qu’au Maroc, on voit toujours le même cinéma, les mêmes films, réalisés par les mêmes cinéastes. Il n’y a pas ou trop peu de productions indépendantes, alternatives et donc pas vraiment de renouveau. J’aimerais participer à la diversification de la production nationale. Mon projet, c’est d’accompagner les jeunes producteurs, les jeunes réalisateurs, les jeunes talents, pour les aider à trouver de l’argent, des équipes, à faire aboutir un projet, à produire leurs films.
J’aimerais contribuer à faire émerger un nouveau regard, un cinéma différent, donner leur chance à d’autres histoires.
« Accompagner ». C’est vraiment le mot.
J’avais déjà un peu fait ça en France, avec le festival Les Pépites du cinéma. Nous donnions l’occasion à des réalisateurs qui avaient autoproduit leurs films de les montrer. Il n’y avait pas de compétition, l’idée était de faire se rencontrer acteurs, monteurs, réalisateurs, etc. Au fil des ans, le réseau s’est agrandi, certains films sont passés par Cannes et ces pépites sont devenues de belles étoiles.
Les jeunes ont plein de choses à raconter, avec leur regard à eux, mais n’ont pas les moyens de faire des films. Je pense que c’est un projet ambitieux. Si je parviens à produire un film par an ce serait déjà bien ! Je commencerai par des courts-métrages. J’irai repérer les jeunes qui sortent des écoles, j’irai fouiner. Ma base sera le Maroc.
Propos recueillis par Gus Adler & Filles