« L’oisiveté est la mère de tous les vices. » Proverbe
« Travailler, c’est vivre.» Voltaire
À l’occasion de l'épidémie de coronavirus, et sans doute en lien avec les nombreuses aides accordées à des gens interdits de travailler, une idée récurrente depuis plusieurs décennies déjà a resurgi cette année : l’allocation universelle(1).
Il ne s’agit pas ici de s’attarder sur l’aspect social d’une telle mesure mais sur la question : que peut bien signifier vivre quand on n’a plus le souci du survivre ?
Le proverbe cité en exergue tire sa force du culte du travail qui prévaut depuis l’émergence de l’ère industrielle. Le mot travail lui-même a perdu son sens originel de tourment, torture. Le mot latin dont il est issu n’est autre que tripalium : instrument de torture.
Cependant le nom latin dont sont issus oisif et oisiveté n’a pas de connotation particulièrement péjorative. Il signifie simplement temps libre.
Ce temps libre, cet otium, est plus exactement le temps de l’homme libre. Il ne s’agit pas seulement de l’aeuum, le temps, la durée de vie qui est l’attribut de tout être vivant. C’est la capacité de disposer de ce temps de vie, de cet aeuum, ce qui est le propre de l’homme libre.
L’esclave, propriété de son maître au même titre qu’un bien matériel, ne jouit évidemment pas de l'otium. Tout au plus peut-il obtenir un congé, une uacatio. Columelle(2), dans son De Re Rustica, dit que lorsqu’une esclave a mis au monde trois enfants (donc de petits esclaves), elle se voit accorder une uacatio : exemption, dispense. Ici : absence de travail, congé.
Mais si le maître veut lui accorder l’otium, il est dans l’obligation de l’affranchir, c'est-à-dire lui rendre ou lui accorder la libertas. Dans le passage cité en note, nous lisons « otium et libertatem dedimus ». Nous avons donné l’otium ET la liberté.
Les gens du peuple, ceux qui appartiennent à la plebs, tout libres qu’ils sont, doivent travailler pour vivre ou peuvent se mettre à la disposition d’un homme riche en devenant son cliens : client. Il rend alors de multiples services, notamment en période électorale. Parmi eux, on peut trouver justement d’anciens esclaves, des affranchis.
Mais les nobiles(3), vivant du revenu de leurs terres ou d’affaires gérées par une armée d’esclaves ou d’affranchis, disposent de cet otium comme ils l’entendent. Il peuvent ainsi le rendre negotiosum(4) (nec-otiosus), se consacrer aux negotia, aux affaires(5). Il y a les affaires nobles – le souci de l'État – et les affaires moins nobles – le commerce, la banque. On reconnaîtra facilement les mots négoce, négociant.
Il est intéressant de lire comment le philosophe Sénèque(6) interprète cette manière d’user de son otium, ni plus ni moins qu’un esclavage, une servitude volontaire : « Ita fac, mi Lucili: Vindica te tibi, et tempus, quod adhuc aut auferebatur aut subripiebatur aut excidebat, collige et serva. »(7) soit « Le temps qui jusqu’ici t’était ravi, ou dérobé, ou que tu laissais perdre, recueille et ménage-le. » Et pour ce faire « Vindica te tibi ». Vindica renvoie au vocabulaire de l’affranchissement. « In libertatem aliquem uindicare » : ramener quelqu’un à l’état de liberté, affranchir. Vindica te tibi : rends-toi (tibi) ta liberté, affranchis-toi (te).
Mais otium ne signifie pas pour autant ne rien faire. Il y a le loisir studieux consacré aux arts et aux lettres. Un loisir qui ne se réduit pas à l’oisiveté, à l’inactivité.
Liberté, Égalité, Fraternité.
Si la devise Liberté, Égalité, Fraternité a bien été choisie en 1848 sous la IIe République, les notions de liberté et d’égalité figurent déjà dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
Si les luttes sociales tout au long du XIXe et la première moitié du XXe siècle auront entre autres pour but d’arracher à cette vie de travail du temps de repos – jours de congé, journées de travail plus courtes (peut-on parler de temps de vie ?) –, avec le Front populaire en 1936 va apparaître non seulement la notion de congé mais surtout de congés payés. Du temps vraiment libre sans le souci de la survie. En 1981, le président de la République François Mitterrand nomme le syndicaliste André Henry ministre du temps libre chargé, selon la formule officielle, de « conduire par l’éducation populaire, une action de promotion du loisir vrai et créateur et de maîtrise de son temps ».
C’est exactement cela que recouvre la notion d’otium, temps libre qui définit ce qu’est un homme vraiment libre.
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(1) Des expériences en ce sens sont d’ailleurs annoncées au Canada et en Allemagne, où un certain nombre de sans-emplois seront tirés au sort pour en tester l'efficacité.
(2) Columelle, De Re rustica, liber I, 8. « Feminis fecundioribus …... otium nonnumquam et libertatem dedimus, cum plures natos educassent. Nam cui tres erant filii, vacatio, cui plures libertas quoque contingebat. » « Aux femmes fécondes, nous avons accordé parfois la disposition de leur temps ainsi que la liberté, dès lors qu’elles avaient éduqué plusieur enfants. En effet celles qui avaient eu trois fils se voyaient attribuer un congé. La liberté échouait à celles qui en avaient eu davantage. »
(3) Nobilis signifie en premier lieu « qu’on peut reconnaître », d’où au pluriel « les gens connus », ceux qui appartiennent à la haute société, en particulier la noblesse. Dit sommairement, parmi les gens de la haute société romaine, les nobiles, on peut distinguer l’aristocratie classique, les gros propriétaires terriens, dont les revenus viennent de la gestion de leurs bien par une armée d’esclaves ou d’affranchis et les « hommes d’affaires ». Les seconds rentabilisent leur otium en le consacrant au commerce, à la banque (le negotium).
(4) « Mihi fuit ne otium quidem numquam otiosum. » Cic. Planc. 66. « Je n’ai jamais eu même un moment de loisir oisif. »
(5) Le latin negotia recouvre pratiquement tous les sens du français affaires : le monde des affaires, affaires en justice, soucis, etc.
(6) Conseiller à la cour impériale sous Caligula, exilé à l'avènement de Claude, puis rappelé comme précepteur de Néron, Sénèque a joué un rôle important de conseiller auprès de ce dernier avant d'être discrédité et acculé au suicide.
(7) Sénèque, Lettres à Lucilius, I,1.