Un soir de novembre 2018, au cœur d'un hiver qui s'annonçait bien long, nous avons appelé l’artiste Coco Fronsac pour lui proposer d'être la commissaire de notre exposition qui, chaque année, en marge du Bourgogne Tribal Show, présente à l'abbaye de Cluny une sélection d'œuvres d'art tribal.
Son nom s'était très naturellement imposé à nous. Nous cherchions depuis quelques années un beau prétexte pour travailler avec elle, connaissant son appétit pour l'art tribal, et aimant suivre ses expositions, son travail et son regard.
Ce soir-là, sans vraiment hésiter, elle nous a dit : « oui ! Mais il faut s’y mettre tout de suite » !
Elle nous a rapidement proposé le thème des idoles, figures de ces arts lointains que nous nommons « art tribal », n'ayant encore rien trouvé de mieux pour désigner tout à la fois une figure d'ancêtre bioma, une poupée de fécondité akwaba, une déesse chupicuaro ou un bouddha en méditation.
Coco Fronsac a sélectionné une quarantaine d'objets parmi ceux proposés par les marchands du Bourgogne Tribal Show. Puis, en s'inspirant de chacun d'entre eux, elle a créé une œuvre, une image, entremêlant son imaginaire à celui de ce corpus, faisant ainsi se croiser, sous notre regard, les chemins du tribal et du médiéval, du classique et du contemporain. En désignant ces œuvres comme idoles, elle a créé les siennes propres, les a modelées, peintes et dessinées afin qu'elles rejoignent sous la voûte du Farinier cet ensemble venu du monde entier.
Claude Stéfani, son ami de longue date, nous a offert une magnifique préface à la publication qui accompagnait l'exposition.
C’est ce texte que nous (re)publions ici.
Coco Fronsac utilise depuis plusieurs années un support bien particulier : les vieilles photographies qu'elle ramasse au gré de ses inlassables quêtes de chineuse impénitente.
Elle a ainsi accumulé une collection considérable de laissés-pour-compte, auxquels elle donne une deuxième vie en les retravaillant à l'encre et à la gouache. C'est un ouvrage minutieux qui procède par recouvrements irréversibles du document. Elle choisit souvent le portrait isolé ou de groupe pour créer un univers ludique et parfois inquiétant. Parmi ces portraits transformés, la série Chimères et Merveilles figure en bonne place : les personnages portent des masques et autres attributs relevant des cultures extra-européennes. Une brave noce berrichonne voit ainsi la mariée et la belle-mère dissimulées par des masques yupik ou dan guéré ; une cocotte de la fin du XIXe portant robe à tournure se cache derrière un heaume mende ; un garçonnet en robe a enfilé une tenue de deuilleur kanak et une fillette a troqué sa poupée Bru pour une katsina. Les univers culturels se fondent par la superposition des objets symboliques. Cette fusion bel et bien merveilleuse évoque en effet la chimère, être mythologique composite, aussi improbable que le serait un gendarme qui aurait troqué son bicorne contre une perruque papou des Hautes-Terres. Ce caractère drolatique, et onirique, est renforcé par la présence d'êtres hybrides qui peuplent l’arrière-plan des photographies.
La série des Idoles est dans la ligne directe des Chimères et Merveilles. Une fois de plus, Coco Fronsac s'est lancée dans l'art du détournement qui lui est cher. Le processus de fabrication est identique avec une différence thématique majeure : ici, Coco Fronsac a uniquement utilisé des photographies de monuments ou de paysages, sans aucune présence humaine. C'est que la finalité de son travail vise à mettre en valeur des objets par elle choisis parmi ceux présentés à l'occasion de l'exposition du Bourgogne Tribal Show 2019. La sélection est fort disparate et répond à la variété des spécialités des exposants. Tous les continents, y compris l'Europe, sont représentés et l'on retrouve toutes les époques, de la préhistoire au XXe siècle.
Cette fois-ci, les artefacts ne sont plus accessoires mais sujets. Par le geste de l'artiste, ils changent de statut et, placés au centre de chaque photographie, deviennent ce que Coco appelle des « idoles ». La plupart des œuvres sélectionnées dans le cadre du Bourgogne Tribal Show n'occupaient pas dans leur contexte culturel d'origine la position dévolue à l'idole, dans le sens strictement biblique du terme, c'est-à-dire celui d'objet cultuel, figuratif ou non. Quelques exceptions toutefois : le Ganesh du Bihar, la déesse mère de la civilisation de l'Indus, la statue Tino aitu de Nukuoro ou les statues d'ours de Sibérie, relèvent sans doute de cette catégorie. Pour le reste, il s'agit d'amulettes, d'objets propitiatoires, d'objets rituels, de monuments funéraires et même d'ornements corporels comme l’ornement de nez asana maka lua d'Ontong Java. Tous sont exceptionnels par leur rareté ou leur qualité plastique.
Dans son travail, Coco Fronsac s'attache à reproduire fidèlement l'objet original, mais sans considération d'échelle. Placé dans la vue du paysage ou du monument qui lui sert de fond, il perd sa taille initiale. Même le plus modeste des artefacts devient grand, voire immense : l'ornement de nez d'Ontong Java posé devant l'église de la Madeleine est colossal, la statue fang érigée dans la cour du palais de Jacques Cœur en atteint presque la toiture. Un gigantisme accentué par les huit grands panneaux qui ouvrent et clôturent l'exposition.
Comme dans ses Chimères et Merveilles, on assiste à un mélange des lieux et des époques : l'Océanie, l'Afrique, la Sibérie, le Mexique précolombien, l’Égypte et le Proche-Orient antiques font intrusion dans les paysages et monuments français.
Un joyeux pêle-mêle pas forcément explicité par les titres des œuvres qui sont parfois des invocations, parfois des citations littéraires et le plus souvent des descriptions approximatives renforçant la bizarrerie recherchée. Une étrangeté encore accentuée par la présence, autour de chaque idole, d'êtres hybrides inspirés du bestiaire médiéval, hommage au lieu de l'exposition : le farinier de l'abbaye de Cluny.
Pour l'occasion, une autre piste a été explorée par Coco Fronsac. Elle a façonné dans l'argile ses propres idoles, petites figurations anthropomorphes inspirées par les statuettes des très anciennes cultures protohistoriques. Elle leur a fait subir un traitement similaire aux autres idoles de l'exposition. Elle les a minutieusement reproduites en bleu (couleur du cyanotype qu'elle affectionne particulièrement), sur des photographies de paysages et de monuments, au format de cartes de visite. Ultime détournement : ces œuvres miniatures sont présentées pour l'occasion dans un gros album à fermoir de cuivre et recouvert de peluche, spécifiquement destiné à conserver les portraits des proches.Ce type d'objet fut très en vogue jusqu'à la Première Guerre mondiale. Ces idoles bleues sont ainsi traitées comme des photos de familles ordinaires.
Le travail de Coco Fronsac offre du merveilleux à notre monde désenchanté. Son univers magique et onirique, qu'elle place elle-même dans une lointaine mouvance surréaliste, est surtout marqué par la fantaisie du détournement, un art qui n'est pas exempt d'irrévérence, voire de cet humour noir affectionné par les devanciers dont elle se prévaut. Or ce début de siècle – c'est particulièrement flagrant ces derniers temps – souffre d'un nouveau puritanisme qui veut catégoriser les cultures en remettant en cause l'universalisme issu des Lumières. Interdiction serait désormais faite de discourir sur l'autre, quelle que soit la teneur du propos, qu'il soit artistique ou savant.
À ce titre, le jeu créatif de Coco Fronsac, basé sur l'emprunt exotique désormais honni, pourrait bien être en passe de subir les foudres des censeurs d'un nouveau genre, intrinsèquement étrangers à toute forme d'humour, et radicalement opposés à cette expression plastique taxée « d'appropriation culturelle ». Aussi, ces idoles qui sont celles des amateurs des arts lointains, dans le temps et dans l'espace (collectionneurs, marchands et conservateurs), sont-elles devenues la marque d'une liberté de pensée qu'il faut défendre à tout prix. À ce titre, elles méritent notre vénération, ou à tout le moins qu'on les défende.
Claude Stéfani
Claude Stéfani est conservateur des musées municipaux de Rochefort.