Novembre 2020 - www.bazaarconcept.com
En plein confinement partiel du mois de novembre, Naïla Banian lance Bazaar à l’adresse www.bazaarconcept.com. Graphisme épuré, lettres bleu-gris sur fond blanc, Bazaar propose d’originaux et jolis produits de design dit ethnique. Décoration, art de la table, linge, doudous pour les enfants et accessoires de mode pour les grands, ces pièces uniques d’un artisanat chic mais pas prétentieux nous font voyager de Téhéran à Yaoundé, en passant par Bamako, Tananarive et Istanbul.
Dès la page d’accueil, un manifeste porté haut : Bazaar est un e-shop d’un genre nouveau, qui replace les objets dans leur culture matérielle, nous fait connaître les artisans qui les produisent, présente la culture dont ils sont issus. Bazaar et ses marques partenaires s’engagent autour de valeurs communes : production en quantité raisonnée, valorisation du fait-main, respect des artisans et d’une juste rétribution de leur travail. Une plateforme qui nous permet d’apprendre en achetant et d’acheter en apprenant, car Bazaar propose aussi des rencontres, des cours de cuisine, des ateliers Cultures du monde pour les petits, et des podcasts.
1986 - La Réunion
Naïla naît en 1986 à La Réunion. Elle grandit dans un monde culturellement mélangé, où vivent ensemble et s’entremêlent des êtres fort différents. De l’hybridation qui en découle, elle garde un souvenir très vif : « Là-bas, le “vivre ensemble” est une expérience unique, spontanée et innée, pas réfléchie, pas pensée, qui n’est pas une projection, une ambition ou un projet politique. Sans m’en rendre compte, j’ai grandi avec l’Autre et sa différence, avec d’autres et leurs différences. »
Elle grandit sur une terre où vivre, c’est vivre avec les autres. Des autres qui ont une autre religion que la sienne, une autre couleur de peau, une autre cuisine, d’autres origines. Sur la toute petite île de La Réunion, la diversité des populations est telle que chacun reconnaît cette diversité sans la questionner.
1999 - Paris, le gris, le froid
Paris est glacial, sans couleurs. Naïla a douze ans, n’est plus tout à fait une enfant, presque une ado, et ce Paris qui avait fait rêver ses sœurs de dix-huit et vingt-et-un ans ne l’enchante pas du tout. La chaleur et les couleurs de La Réunion lui manquent.
Mais, heureusement, il y a le collège, un collège de Z.E.P., comme on disait alors, du très populaire 13e arrondissement de Paris. Il y a les copains du Mali, du Maroc, les couleurs de peaux différentes, les goûters chez les uns, chez les autres. Naïla retrouve un peu les couleurs, La Réunion et surtout cette mixité qu’elle croyait y avoir laissée.
Mais très vite, elle comprend que cette mixité pose, en métropole, plus de problèmes qu’elle n’offre d’opportunités. Qu'elle donne davantage lieu à des tensions, parfois même à des contrôles de police au faciès qu’à un enrichissement mutuel.
Naïla ne le sait pas, mais, au même moment, La Réunion se crispe aussi sur des problématiques identitaires, l’herbe n’est plus verte ailleurs.
Elle grandit en réalisant que cette mixité qui lui est si chère est aussi une réalité complexe, et que finalement, vivre tous ensemble, n’est pas (toujours) si simple.
2000 - I have a dream
Naïla entre au lycée et entame son engagement politique en prenant à bras le corps – comme on sait le faire quand on a quinze ans ! – la question du vivre ensemble.
« Que puis-je faire, moi, avec ma différence ? Face à mes amis marocains, algériens, maliens dont les familles étaient installées en métropole depuis plus longtemps que la mienne, je me sentais plus forte, car je vivais joyeusement mon identité, et je la revendiquais. J’avais quinze ans, et j’avais très envie de leur dire : “Faut pas avoir honte de t’appeler Aïcha !” »
Naïla se rêve en mélange de Christiane Taubira et de mère Teresa. Après le bac, elle envisage des études d’assistante sociale ou d’éducatrice spécialisée, histoire de régler une bonne fois pour toutes le problème de la misère due à la couleur de peau. Mais ces études étaient trop courtes pour étancher sa soif d’apprentissage. Naïla s’inscrit alors en sociologie et en anthropologie.
2005 - le temps des études et des diplômes
« Je me régale ! C’était tellement réjouissant de confronter certaines de mes intuitions aux théories et aux analyses de grands penseurs, c’était tellement joyeux de mettre des mots sur mes ressentis. L’anthropologie m’a ouvert le regard et donné des clés de lecture pour appréhender les notions de diversité, d’universalisme, de multiculturalité, d’identité. »
« Passionnée, j’ai choisi l’interculturalité et la diversité comme spécialités. En dehors des champs d’étude universitaires, j’ai pu observer à quels points ces mots sont instrumentalisés et politisés. Moi, cette diversité m'avait nourrie, m'avait construite, m'avait fait grandir. Avec une pointe de naïveté, mais l’espoir et la volonté chevillés au corps, je me suis dit : “Et si je pouvais faire avancer le schmilblick ?” »
Naïla obtient deux masters en sciences humaines. Le premier, en 2010, à l’université Paris VII Diderot, en migrations et relations interethniques, qu’elle valide par un stage chez Sida Info Service, au pôle des femmes migrantes. Confrontée au phénomène de la double peine infligée à ces femmes, Naïla se demande comment « on peut encore tisser du lien et faire du beau face à ça ».
Le second, en 2011, à l’université Paris V Descartes, en expertise ethnologique en projets culturels, pour lequel elle réalise un stage de fin d’études au musée du quai Branly. Elle se réjouit d’y voir tant de personnes œuvrer au rapprochement des cultures et des civilisations mais s’interroge : comment se fait-il que les richesses que le musée du quai Branly conserve et valorise si bien sont si souvent inaccessibles aux personnes originaires de ces mêmes pays ?
2012 - Istanbul
« En 2012, mon compagnon, et moi avons eu envie de quitter la France pour nous enrichir d’une expérience à l’étranger. Pour aller où ? S’installer à Istanbul, ma ville de cœur, a été une évidence. Je me suis tout de suite sentie chez moi, à ma place. Istanbul a donné un sens à ma quête d’ailleurs, un sens mystique mais aussi historique. À Istanbul, j’ai pu assister aux cérémonies de zikr et de sema de certains groupes soufis. Et j’y ai retrouvé les mêmes rituels, les mêmes prières, les mêmes chants que mes parents et mes grands-parents m’avaient transmis depuis mon enfance ! J’ai réalisé que l’islam soufi qui a imprégné le Gujarat, région dont ma famille est originaire, était justement véhiculé par l’une de ces confréries. J’étais transportée. »
« Du Gujarat à La Réunion, puis à Paris, puis ici à Istanbul, j’avais le sentiment d’incarner une trajectoire familiale sur plusieurs générations et d’en boucler la boucle. Je me suis alors dit que tout était possible. Si ma famille avait fait tout ce chemin, tout était possible. »
Naïla ne trouve pas de travail dans le secteur culturel. On lui propose d’animer un programme de garde d’enfants, ce qu’elle accepte, faute de mieux. Rapidement, elle se prend au jeu et développe un atelier Cultures du monde, destiné aux enfants des expatriés français. Que connaissent ces petits de la diversité culturelle du pays où ils vivent ? Pas grand-chose sans doute, comme c’est souvent le cas du fait de l’entre-soi des communautés d’expatriés. Architecture, cuisine, chants, Naïla apporte du contenu, fait découvrir, met en perspective. Les petits sont ravis. Les parents, forcément, aussi. De fil en aiguille, Naila anime des ateliers dans les collèges et les lycées du réseau français.
Janvier 2015 - Charlie Hebdo
Lors des attentats, Naïla est à Istanbul. Dans les jours et semaines qui suivent, la spiritualité et la religion de sa famille sont à nouveau médiatiquement discutées, analysées, disputées à la télévision, dans les journaux, sur les ondes. « On parlait beaucoup de cette religion qui m’appartenait. » De loin, elle entend aussi les conversations dégénérer et des divagations sur la « femme musulmane » se mêler à un débat de plus en plus délétère.
« J’ai eu envie, non sans craintes, de me positionner sur ces questions. »
2015 - retour en France
En 2015, Naïla rencontre le poète et romancier syrien Khaled Roumo, fervent acteur dans le dialogue interculturel. Pour le Forum 104 – un espace de rencontre culturel et spirituel –, ce dernier anime un cycle de conférences intitulé Entrez dans l’intimité de l’univers coranique, qu’il souhaite développer différemment. La question qui l’occupe alors est la suivante : comment s’engager dans sa citoyenneté à la lumière de sa foi ou de sa croyance ? Pour y répondre, il souhaite ouvrir les séances à d'autres religions et à d'autres courants de pensée. Il confie l’organisation de ce cycle à Naïla, qui en orchestre les discussions, les débats, les table-rondes, réunissant personnalités bouddhistes, juives, hindouistes, chrétiennes, agnostiques. Des temps de discussions qui permettent aux participants de faire bouger un bout de société.
« Je m’engage. Je travaille avec Kahina Bahloul, devenue depuis première imame de France. Pendant plusieurs mois, à ses côtés, je propose des programmes pédagogiques destinés à ceux qui côtoient les publics radicalisés et qui souvent sont démunis. Nous concevons des modules de formation en lien avec différents acteurs institutionnels. C’était dense. Lourd. Et grave. J’entendais des choses que j’aurais voulu ne pas entendre, des amalgames, des raccourcis. Et finalement quand l’un finissait par dire : “Ne faudrait-il pas les renvoyer chez eux ?“ Moi je m’interrogeais : “Mais c’est quoi chez eux ?” »
« Puis j’ai rejoint la formidable équipe du festival international de films de femmes de Créteil, qui existe depuis plus de quarante ans. Recrutée initialement comme chargée de production, j’ai très vite pu remettre ma casquette diversité au service de la programmation des événements du festival. J’ai entre autres organisé les colloques professionnels du festival sur les thèmes de “la place des femmes cheffes-opératrices et du regard féminin dans le cinéma” ou de “la place de la musique et des compositrices dans le cinéma”.
Avec une programmation riche et foisonnante, le festival défend des films réalisés par des femmes affranchies d’un regard imposé par nos sociétés patriarcales. Le festival offre un espace où l’on interroge et où l’on discute – en films et en débats – les questions et les enjeux liés à la domination masculine en œuvre dans nos sociétés.
Et puis le festival mène une magnifique action sociale : la programmation jeune public est très engagée, le festival développe des partenariats avec un réseau d’associations du Val-de-Marne pour faire venir les publics que l’on appelle aujourd’hui “éloignés”. Outre les colloques professionnels, j’organisais des projections de films, des débats, et c’était formidable de voir que notre travail portait ses fruits et qu’on remplissait notre mission : nos salles étaient pleines de ces fameux publics éloignés qu’on ne voit jamais – ou peu – au cinéma : des personnes en situation de handicap, des femmes de ménage, des personnes âgées, des gens de toutes origines... »
2018 - un enfant
« Je lui ai consacré du temps. Et je m’en suis donné. »
2019 - un cocon
L’enfant a grandi. Naïla a vécu avec lui des mois magnifiques et heureux. Il est temps de reprendre une vie professionnelle, un travail qu’elle imagine joyeux et riche de rencontres, de cette diversité et de cette multiculturalité qui font sa vie.
Au fil des ans – il vient d’où mon tapis berbère ?
« J’ai toujours adoré la déco d’intérieur, le design ethnique, l’artisanat. De mon île, de mes voyages en Turquie, à Madagascar, au Maroc, j’ai rapporté des objets, des tapis, de l’artisanat du quotidien ou d’exception. J’ai toujours aimé les rassembler autour de moi, en décorer mon intérieur, vivre avec. Petit à petit, je me suis intéressée à ces objets, à leur histoire, à leur symbolique, à leurs usages, aux artisans qui les créent, à leurs savoir-faire… »
Janvier 2020 - une agora
Naïla rêve d’une agora. Un lieu de rencontre et d’échanges qui rassemble des personnalités différentes. Un lieu qui fasse briller cette diversité culturelle chère à son cœur. Un lieu où les gens se rapprochent et se comprennent mieux.
C’est parti. Naïla va créer un lieu.
On pourra aussi y trouver de jolies choses à acheter. Surtout pas un lieu communautaire, mais plutôt un bazar comme elle en a connu à La Réunion, à Istanbul, à Fez et à Tanger, à Madagascar. Un lieu où l’on passe des épices aux paniers, et où l’on discute avec le vendeur, où l’on papote, où l’on s’arrête pour prendre le thé.
Mars 2020 - le confinement
« Je peux oublier mon agora. »
Avril 2020 - le confinement, toujours
« Enfermée chez moi, je cherche. Je cherche comment je pourrais concilier ce que j’aime et ce en quoi je crois avec un boulot. Je cherche comment réunir diversité culturelle, humain, dialogue des cultures, décoration, voyages... en un seul et même projet. »
Pendant ces longues semaines de confinement, le concept de Bazaar naît, se précise et s’affine. Naïla s’imagine vendre un objet et raconter son histoire, présenter son artisan, expliquer sa technique de fabrication. Naïla rêve d’un site ou en achetant une tasse, on en apprend un peu sur la culture matérielle de la population qui l’a produite. Finalement, au cœur des objets vit la diversité culturelle.
Propos recueillis par Gus Adler & Filles