En 2020, alors que je finissais ma thèse de doctorat en anthropologie portant sur les circulations et les valeurs des objets océaniens dans les collections privées et publiques entre 1980 et 2020, j’ai eu la chance de recevoir une bourse Immersion octroyée par le Labex CAP. Ces bourses, dont le dispositif a aujourd’hui pris fin, permettaient de financer un·e doctorant·e en histoire de l’art en l’accueillant en résidence dans une institution muséale parisienne. Travaillant pour mes recherches sur le marché de l’art et sur les collections d’artistes, j’ai proposé une candidature au musée national Picasso-Paris, en réponse à un projet autour de la collection personnelle de l’artiste. J’ai ainsi été accueillie dix mois à la direction des collections du musée Picasso, sous la supervision de Juliette Pozzo, chargée de la collection personnelle de Picasso.
Mon projet consistait en un double travail. Tout d’abord, travailler à un inventaire de la bibliothèque personnelle de l’artiste, vaste mission de recensement des milliers d’ouvrages et de revues rassemblés et conservés par l’artiste débutée par la boursière Immersion m’ayant précédée, Lilie Fauriac. Deuxièmement, me concentrer sur la collection personnelle de l’artiste et en particulier sur les objets provenant d’Afrique et d’Océanie afin de comprendre les modalités d’acquisition de ces objets par Picasso et tenter de retracer leurs provenances antérieures.
Ma seconde mission a consisté dans un premier temps à effectuer une synthèse des recherches déjà menées avant moi. En effet, la collection de Picasso a mobilisé de nombreuses réflexions au cours des précédentes décennies, et en particulier sa collection d’objets d’Afrique et d’Océanie. Les travaux de Jean Laude (1922-1983) et de William Rubin autour de l’impact de ces objets dans l’œuvre de l’artiste sont fondateurs pour l’étude de la période cubiste. L’ensemble de la collection personnelle de Picasso conservé au musée Picasso (œuvres de ses contemporains et d’artistes de générations l’ayant précédé, bronzes ibériques et objets d’Afrique et d’Océanie) a également été analysée par Hélène Seckel-Klein, qui a entrepris un grand travail sur la figure de Picasso en tant que collectionneur. Peter Stepan a quant à lui travaillé plus particulièrement sur la collection d’objets d’Afrique et d’Océanie, non seulement par le biais des témoignages conservés dans les collections nationales françaises mais aussi en s’intéressant à ceux restés en mains privées. Un important travail de documentation de la partie dispersée de la collection a été poursuivi dans le cadre de la préparation de l’exposition Picasso primitif, présentée au musée du quai Branly – Jacques Chirac entre mars et juillet 2017. Les photographies d’archives et les vues des divers ateliers de Picasso ont été mobilisées et analysées en détails, ce qui a permis de révéler des objets restés peu connus dans l’entourage de l’artiste. Ce travail photographique a aussi amené à une meilleure documentation de la chronologie de la collection et des acquisitions progressives menées par Picasso. Enfin, Noémie Fillon a complété ces travaux par une recherche plus spécifique sur les objets présents dans la collection à la fin des années 1920, en lien avec l’exposition Tableaux magiques, visible au musée Picasso entre octobre 2019 et février 2020.
De mon côté, j’ai tenté de comprendre les réseaux mobilisés par Picasso pour les acquisitions des objets d’Afrique et d’Océanie. Avec quels marchands et collectionneurs Picasso était-il en contact ? Auprès de qui effectuait-il des acquisitions ? Achetait-il ou procédait-il à des échanges pour enrichir sa collection personnelle ? Les archives du musée Picasso ont été mes sources principales pour mes recherches, qui ont malheureusement souffert du contexte sanitaire de l’année 2020 et des restrictions de consultation de certains fonds conservés dans divers centres d’archives patrimoniales. Picasso gardait tout ou presque auprès de lui, ce qui permet au musée de conserver un fonds d’archives d’une ampleur exceptionnelle, par sa quantité et sa qualité. J’ai lu en particulier la correspondance reçue par Picasso de la part de marchands ayant contribué au marché des arts d’Afrique et d’Océanie et qui, pour certains, ont été également des marchands pour les œuvres de l’artiste : Paul Guillaume (1891-1934), Louis Carré (1897-1977), Pierre Loeb (1897-1964) ou encore André Level (1863-1947) sont dans ce cas-là. Tous n’ont pas forcément échangé avec Picasso à propos de sa collection ; les courriers adressés par Louis Carré n’en portent pas témoignage et concernent surtout les œuvres signées par l’artiste. Au contraire, les courriers d’Ernst Ascher et d’André Level mentionnent parfois des objets en particulier, bien qu’il soit difficile de savoir d’après les brèves descriptions qu’ils en font s’ils ont fait partie ou non de la collection de Picasso. Fort heureusement, j’ai pu aussi consulter certains fonds accessibles en ligne pendant les périodes de confinement, dont le fonds du marchand d’origine hongroise Joseph Brummer (1883-1947), actif à Paris puis à New York dans les premières décennies du XXe siècle, conservé par le Metropolitan Museum de New York et intégralement numérisé sur le site internet de cette institution. Le service des archives du musée du quai Branly m’a également beaucoup aidée et m’a envoyé une série de documents du fonds du marchand Louis Carré qui ont complété les archives du musée Picasso. La documentation réunie autour de la figure de Paul Guillaume par le musée de l’Orangerie et le fonds de la galerie Percier, gérée par André Level, conservé par la bibliothèque Kandinsky (musée national d’Art moderne, centre Pompidou) ont enfin nourri mes questionnements.
Je me suis également occupée d’un travail de recherches sur les provenances de certains objets africains et océaniens de la collection du musée Picasso. Ce type de recherches constitue un travail ancien, pratiqué de longue date par les musées et les institutions patrimoniales parmi leurs missions de documentation de l’histoire des collections. Elles ont pris une actualité nouvelle dans le contexte des demandes de restitutions de certains objets et d’une nécessaire analyse des conditions de collecte et de circulations des objets provenant d’anciens territoires coloniaux. Depuis quelques années, les musées allemands et suisses, notamment, créent des postes dédiés à ce travail et à cette question. Le défi de telles recherches réside dans leur caractère incertain : les informations peuvent être partout et nulle part à la fois. Le travail est long et fastidieux, passe de document en document, de fonds d’archives en fonds d’archives, dans divers centres de conservation d’archives et en ligne. C’est aussi ce travail épineux et parfois interminable qui rend ces missions aussi passionnantes ! L’œil devenu aguerri traque la présence d’un objet sur une photographie, l’ombre d’une mention allusive ou d’une description imprécise sur un document écrit qui pourrait faire référence à l’objet recherché. Il n’est jamais établi de pouvoir trouver des informations pertinentes et fiables dans ces documents d’archives. L’exhaustivité n’est jamais atteinte. Parfois, la recherche de provenances ressemble ainsi à une vaste enquête où le moindre indice peut obtenir une valeur inestimable. De nombreux silences existent dans les archives. Certains peuvent être éloquents, mais leur interprétation doit toujours être sujette à une grande vigilance et certaines questions posées ou hypothèses proposées ne trouvent jamais de réponse définitive. Certaines périodes et certains faits n’ont été documentés que par des sources orales, qui sont les premières à disparaître si elles ne sont pas consignées par écrit. Les personnes en charge des fonds de collections, d’archives ou d’objets, sont notamment des ressources fondamentales et des aides précieuses pour aborder ces ensembles. Une dernière gageure est de faire face à la quantité de documents et à leur éparpillement, afin de recouper les documents d’archives entre eux.
Quelques objets de la collection de Picasso ont bénéficié de recherches déjà très abouties et leur histoire était en grande partie connue. C’est notamment le cas de trois objets océaniens, deux statues à planter kanak provenant de Nouvelle-Calédonie et une coiffe de Malekula au Vanuatu, dont l’historique a été retracé par Hélène Seckel-Klein et Philippe Peltier. J’ai plus particulièrement travaillé sur un dernier objet océanien conservé au musée Picasso, un fragment de sculpture provenant du Sepik, en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Des recherches préliminaires menées par Hélène Seckel-Klein ont établi une date d’acquisition de cet objet par Picasso en juillet 1944 pour l’équivalent de 100 000 francs1Picasso primitif, cat. exp., Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac, mars-juillet 2017, Paris : Flammarion, 2017, p. 74. D’après le dossier d’œuvre conservé au musée national Picasso-Paris et les recherches d’Hélène Seckel-Klein.. Grâce aux archives de la galerie Louis Carré, conservées au musée du quai Branly, et aux recherches entreprises par Charles-Wesley Hourdé et Nicolas Rolland autour de l’exposition d’art africain et océanien organisée à la galerie Pigalle en 1930, j’ai pu compléter ce premier aperçu. J’ai notamment retrouvé la date de soclage de cet objet par l’ébéniste japonais Kichizô Inagaki (1876-1951) en amont de sa vente lors de la vacation Sculptures d’Afrique, d’Amérique, d’Océanie par l’étude Bellier, à l’Hôtel Drouot en mai 19312Archives de Louis Carré, musée du quai Branly – Jacques Chirac, DA001305/63672 : Vente publique du 7 mai 1931: correspondance, liste d'œuvre, affiche, catalogue, prospectus.... Cette vente était dédiée à la collection rassemblée par Georges de Miré (1890-1965), mystérieux collectionneur et ensemble dans les provenances plus anciennes restent inconnues. Des recherches, menées par Marguerite de Sabran3Sotheby’s, « Figure de reliquaire, XIXe siècle, Fang, Gabon », Sotheby’s, 2013. [en ligne] Disponible à l’URL : <https://www.sothebys.com/fr/auctions/ecatalogue/lot.23.html/2013/arts-afrique-oceanie-pf1318->, dernière consultation le jeudi 6 août 2020., fournissent quelques hypothèses mais peu de certitudes. Les lacunes de connaissances autour de cette collection illustrent finalement les problématiques et les enjeux des recherches de provenances.