« La congélation au milieu de la jeunesse. Le gai savoir est né de l'hiver, du gel prématuré, de l'arrêt des vaillants. Pour moi, cela s'est passé un peu différemment. L'érosion datait de toujours. Une érosion d'enfance. D'un chagrin laissé de côté. D'un chagrin heureusement devenu eau. Et l'eau a fait son travail. L'eau n'est pas fondamentalement corrosive, encore faut-il le comprendre. Je ne me suis pas retrouvée à terre mais au bord de l'abîme. Et là, pour la première fois, ni l'orgueil ni la culpabilité ne pouvaient arrêter la chute. C'est étrange de savoir qu'on tient sa vitalité perdue de la chimie. Étrange de savoir que « tenir » ce sera surtout, à l'instant, ne pas passer à l'acte.
J'ai perdu le courage comme on égare ses lunettes. Aussi stupidement. Aussi anodinement. [...]
L'apprentissage de la mort, est-ce celui du courage ? Savoir qu'il va falloir tenir alors que rien ne tient. Est-ce cela la vie? La vie digne ? Comment apprendre le courage ? Comment reprendre courage ? Comment nourrir le courage pour qu'il ne vous quitte plus ? J'ai perdu courage alors même que je voyais la société dans laquelle je vivais être sans courage. J'ai glissé avec elle. Glissé en elle. Me mêlant chaque jour à cette négociation du non-courage. Là, il n'y a pas d'eau. Seulement la corrosion. C'est Naples et ses ordures. Nous vivons dans des sociétés irréductibles et sans force. Des sociétés mafieuses et démocratiques où le courage n'est plus enseigné. Mais qu'est-ce que l'humanité sans le courage ? Si ma chute peut sembler poétique, celle qui est collective est gluante. Et je vois bien que le salut ne viendra pas de quelques individus prêts à s'extraire de la glu, sachant qu'il n'y a pas de succès au bout du courage. Il est sans victoire. La vraie civilisation, celle de l'éthique, est sans consécration. Les cathédrales de l'éthique sont devant nous. Nous n'avons encore rien bâti. Le courage laisse toujours du reste. [...]
Je crois que sans rite d'initiation les démocraties résisteront mal. Je vois bien qu'il me faut sortir du découragement et que la société ne m'y aidera pas. Comment faire ? Qui pour me baptiser et m'initier au courage ? Qui pour m'extraire du mirage du découragement ? Car il me reste un brin d'éducation pour savoir que cela n'est qu'un mirage. Qu'il n'y a pas de découragement. Que le courage est là ; comme le ciel est à portée de regard. [...]
[...]
Chaque époque historique affronte, à un moment ou un autre, son seuil mélancolique. De même, chaque individu connaît cette phase d'érosion et d'épuisement de soi. Cette épreuve est celle de la fin du courage.
C'est une épreuve qui ne scelle pas le déclin d'une époque ou d'un être mais, plus fondamentalement, une forme de passage initiatique, un face-à-face avec l'authenticité. La fin du courage, c'est la confrontation avec le sens de la vie qui nous échappe, ou encore cette impossible maîtrise du temps. Mais aussi, par delà la rencontre avec la finitude, l'éventuelle aptitude au temps long.
Comment alors, pour une entité collective et un individu, transformer la vérité de la faille en ontologie décisive ? Comment convertir cette épreuve du découragement en reconquête de l'avenir ?
Nos époques sont celles de la disparition et de l'instrumentation du courage. Or ni les démocraties, ni les individus ne résisteront à cet avilissement moral et politique.
Comment reformuler une théorie du courage, résister à la capitulation et à ses légitimations perpétuelles ? Sans doute, en interrogeant la dialectique sourde qui unit, articule et désarticule les matrices individuelle et collective ; qui rappelle qu'il n'y a pas de courage politique sans courage moral, et que la fin de la négociation avec l'inacceptable et le désarroi qu'il engendre s'appuie nécessairement sur la reconquête de fondamentaux personnels et collectifs.
Le courage, l’obscurité de la lumière
Giorgio Agamben définit le contemporain par son habileté à être courageux, à savoir fixer l'obscurité du présent, autrement dit « neutraliser les lumières dont l'époque rayonne, pour en découvrir les ténèbres ». [...] À l'instar du contemporain, le courageux perçoit l'obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde. Il ne détournera pas le regard. Être contemporain reste une affaire de courage « parce que cela signifie être capable non seulement de fixer le regard sur l'obscurité de l'époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une lumière qui, dirigée vers nous, s'éloigne infiniment ». [...]
Giorgio Agamben situe donc le courage et la contemporanéité au même endroit : au sein d'un déphasage, du seul déphasage qui permet de faire corps avec une époque. Les courageux et les contemporains sont ceux qui ont une « singulière relation » avec leur propre temps. Ils savent adhérer au temps présent par le fait même de savoir s'en détacher. Ils ont l'art de la distance, l'art d'être au présent. Pour être courageux, il faut presque cheminer à côté du courage, l'accompagner comme un ami. Se tenir à côté de lui comme pour mieux le ressentir. Se tenir à ses côtés comme pour mieux assumer son face-à-face. Comme le contemporain qui perçoit dans le temps présent la « signature de l'archaïsme », le courageux est celui qui ressent dans sa chair la saignée de la peur. Entre le courage et la peur, il y a un rendez-vous secret.
Le courage ou le sens de la peur
Le courageux n'est donc pas celui qui ignore la peur. Ce serait pourtant plus simple : il suffirait pour être courageux de ne pas éprouver la peur, de l'occulter, de la nier, de l'enfouir je ne sais où. Mais voilà, nier la peur, lui refuser un droit de parole, c'est prendre le risque de vaciller bien plus, un jour sans raison apparente, avec fracas. C’est prendre le risque de chuter plus tard et de ne plus savoir pourquoi on a chuté. Alors vivre la peur devient la maxime du courage. Vivre la peur, et là aussi, se tenir à côté. Aristote, dans son examen du courage, va plus loin et aime à distinguer le vrai courage du faux courage. De même qu'il y a des peurs justifiées, il y a des courages indignes, des courages qui sont des insouciances ou des intempérances. « Il y a, en effet, certains maux qu'il est de notre devoir, qu'il est même noble, de redouter et honteux de ne pas craindre, par exemple le mépris(1). » Il y a des courages qui n'en sont pas car il existe des choses qu'il faut savoir redouter. Il y a de faux courageux qui sont en vérité des « impudents ». Le vrai courage sait de quoi il doit avoir peur. On juge le courage d'un homme à ses peurs, celles qu'il sait éviter et celles qu'il sait garder.
[...]
Ainsi, il existe un chemin qui n'est pas celui du renoncement, simplement celui de l'envers du faux savoir. Le refus des simulacres reste l'autre chemin. »
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(1) Aristote, Éthique à Nicomaque, Vrin, Paris, 1990, III, 9, 1115a, l10-15, p.147
« LA FIN DU COURAGE »
de Cynthia Fleury
© Librairie Arthème Fayard 2010
Cynthia Fleury est philosophe et psychanalyste, professeure au Conservatoire national des arts et métiers, professeure associée à l'École des mines de Paris et directrice de la chaire de philosophie à l'hôpital Sainte-Anne.