Je ne conterai pas ici la traversée du siècle qui fut celle de Jean Roudillon, expert, marchand, voyageur, grand amateur d’art, spécialiste des icônes, ami-marchand de Breton et de Tzara. D’autres l’ont fait et le feront bien mieux que moi(1). Ni ne tracerai l’épopée parfois rocambolesque – du Mexique à la Russie, de la Grèce à l'Île de Pâques — de ce grand amoureux des femmes et de l’amour des femmes, de ce gourmet, gourmand, amateur de bonne chair, de grands vins et de joyeux gueuletons. D’autres, qui ont eu la chance de mieux le connaître, l’ont fait et le feront mieux que je ne le pourrais.
J’invoquerai juste quelques souvenirs et quelques images.
C’est grâce aux Amis du musée du quai Branly que j’ai rencontré Jean. Fraîchement arrivée dans le milieu des arts primitifs, je m’étais renseignée, on m’avait expliqué, et c’est un peu impressionnée que je m’apprête à le retrouver, ainsi que son épouse Marie-Jo, Constance de Monbrison(2) et un petit groupe d’Amis du musée, à Orly, un petit matin d’octobre 2008. Nous voilà partis pour l’Italie, Rome et Florence, Florence et Rome. Dans le hall des départs, j’aperçois son inénarrable silhouette, pantalon porté (très) haut sur le ventre et solidement maintenu par une belle paire de bretelles, regard coquin voire carrément filou, et je l’entends m'accueillir d’une formule flatteuse. Quatre-vingt cinq ans cette année-là, et pourtant aucune ambiguïté possible : Jean flirtait. Il flirtait en plaisantant, mais ne badinait pas avec la galanterie. L’Italie lui allait, bien sûr, comme un gant. L’art, la cuisine, les italiennes, les paysages, le vin.
New-York, printemps 2012. J’avais un peu surestimé nos forces, et c’est à un rythme effréné qu’Aurélien Gaborit(3) et moi-même emmenons les Amis du musée parcourir la ville en tous sens : collections particulières, réserves du Brooklyn Museum, département Afrique et Océanie du Metropolitan Museum, collections du Rubin Museum et du Neuberger Museum, Tribal Art Week… Je ne suis alors plus toute à fait nouvelle dans le petit monde des arts tribaux, mais Jean m’impressionne beaucoup. Quatre-vingt-neuf ans et un appétit inextinguible pour le partage de son – immense – connaissance. Elégant ici comme en toutes choses, c’est l’air de rien, un peu comme en passant, qu’il nous dévoile un peu de son savoir, commente pour nous chef-d’oeuvres comme « petits » objets, nous raconte leurs vies, et parfois, incidemment (mais en fait pas du tout) nous confie qu’il a vendu cette pièce – mais aussi celle-ci, et puis celle-là, ou encore cette dernière là-bas – à monsieur V. ou madame X. dans les années 1960, avant qu’elle n’arrive dans les collections du Met. Jean avait l’extrême bon goût de nous faire croire que nous en savions autant que lui. Dans mon cas, c’était bien sûr extrêmement faux, mais cette courtoisie rendait ces moments délicieux.
L’année suivante, en 2013, Saint-Pétersbourg pour un séjour à la fois cauchemardesque et formidable. Cauchemardesque depuis notre arrivée à l’hôtel, qui ne correspond pas du tout à ce que l’on nous avait annoncé, à la guide péremptoire qui nous intimait l’ordre de descendre du bus pour prendre des photos, en passant par un dîner-croisière qu’on m’avait promis du dernier chic mais où, environnés de poussettes et de gentlemen en débardeur, nous avons bu dans des verres en plastique. Formidable car il y avait Jean. Jean qui écoutait Daria Cevoli(4) – comme en transe – nous parler du chamanisme sibérien en opinant du chef ; Jean qui partageait avec nous son amour des icônes, au musée de l’Ermitage ; Jean d’humeur toujours égale face à nos mésaventures logistiques ; Jean que Martine Amiot, Stéphane Jacob, Julien Flak et moi-même retrouvions le soir au bar de l’hôtel. Nous y finissions nos journées, à boire de la vodka, et bien souvent nous allions nous coucher avant lui, résistant à ses invitations : « Allez ! Un petit dernier… » Durant ces nuits blanches pétersbourgeoises, nous avons beaucoup trinqué et beaucoup ri. J’ai alors découvert son goût immodéré pour les blagues et sa jouissance à les partager avec un auditoire.
Au début de l’année 2018, Gus Adler & Filles prépare la troisième édition du Bourgogne Tribal Show. Sur une idée lumineuse de Laurent Dodier, nous demandons à Jean d'être notre président d’honneur. Le dernier des Mohicans pour la plus jeune des foires d’art tribal. Jean a alors quatre vingt-quinze ans. Il s’amuse de l’exercice, séduit les journalistes, arpente la foire de haut en bas, boit des coups avec nous, savoure le fait que toute l’équipe de Gus Adler est aux petits soins pour lui et Marie-Jo. Jean a une mémoire étonnante, encyclopédique, on l’a beaucoup dit, il régale son auditoire d’anecdotes, d’histoires, de connaissances, et bien sûr de blagues. Mais Jean a une mémoire sélective. Tandis qu’Olivier, mon associé, doit systématiquement se (re)présenter à lui, il suffira d’une fois à Léna, notre coordinatrice aussi talentueuse que charmante, pour marquer Jean qui n’oubliera jamais son prénom. Le soir du vernissage, Jean prend la parole et nous rappelle de ne pas oublier que nous avons tous le devoir – nous tous, marchands, experts, vendeurs, organisateurs de foires – de penser à ceux qui commencent à s’intéresser à l’art tribal, à ceux qui ne collectionnent pas encore mais qui le feront peut-être demain, pour peu qu’on ne les en dissuade pas avec des prix inaccessibles. « Il faut ouvrir le milieu à la jeunesse », nous rappelle-t-il aussi.
C’est grâce à Laurent Dodier – qui en digne fils spirituel, a hérité de Jean le goût des blagues – que Jean et Marie-Joé deviennent des amis. Petit à petit, sans que je ne m’en rende vraiment compte. Dans la baie du Mont-Saint-Michel, lors d’un week-end chez Laurent Dodier, qui nous régale de homards de Chausey, de bons vins et de rires. Lors d’un dîner chez Fernand, rue Christine, attablés bien serrés, heureux d’être ensemble pour manger et pour boire. À la fête de mes quarante ans, où Jean, quatre-vingt-quatorze ans alors, était le doyen de mes amis réunis ce soir-là. Ou, peu de temps avant mon départ pour San Francisco, lorsque je reçois un appel de Jean : « Je suis très heureux pour toi – il me tutoyait, je le vouvoyais – et je voulais te dire que ton compagnon et toi, je vous trouve très assortis, vous formez un très beau couple. » C’est sur cette bénédiction que j’ai quitté la France pour la Californie.
J’aurais aimé avoir Jean pour grand-père. Je le lui ai d’ailleurs demandé. II a ri.
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Jean Roudillon a tiré sa révérence le 12 mai dernier. En 2018, il nous avait fait l’honneur d’être le président du Bourgogne Tribal Show. Nous partageons ici l’interview que Jean avait accordé à Sylvie Ciochetto et dont nous avions publié des morceaux choisis dans le catalogue de cette troisième édition.
Jean Roudillon, le dernier des mohicans
Je suis le dernier des Mohicans. J’ai quatre-vingt-quinze ans, et j’ai vécu l’évolution du marché de l’art pendant sept décennies. En 1931, l’année de l’exposition coloniale, j’avais huit ans. J’avais huit ans, et je m’en souviens. Je me souviens de cette visite en famille, de la restitution du temple d’Angkor, que je visiterais pour de vrai bien des années plus tard.
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Je suis né le 12 décembre 1923, dans le 18e arrondissement de Paris. Mon grand-père était collectionneur, mon arrière-grand-père ébéniste-décorateur au faubourg Saint-Antoine, mon père antiquaire, mes deux fils sont galeristes. Je suis un enfant de la balle, un peu comme ces gamins qui, à peine âgés de quatre ans, sont déjà des acrobates. Je me souviens : le dimanche, nous allions à Drouot, alors que je rêvais d’une expédition au jardin d’acclimatation. À la maison, je vivais au milieu d’objets africains, de pièces archéologiques, de reliquaires en émaux champlevés, de pyxides en ivoire. Très tôt, j’ai appris à voir les objets, à les toucher, à les reconnaître. À sept ans, mon père me plaçait face à des objets et m’interrogeait : « Jean, les reconnais-tu ? » Je répondais : « Papa, ça c’est une statue baoulé, ça c’est un fétiche senoufo, et ça ne je sais pas. »
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À la fin des années 1930, mon père – qui avait fait Verdun – nous installe à Avranches, pensant que la guerre ne nous y atteindrait pas. J’y ai passé mon baccalauréat et mon père y a rencontré Philippe Dodier. De retour à Paris en 1942, j’ai intégré l’École du Louvre, en ne travaillant que les matières qui me plaisaient, juste assez pour obtenir la moyenne générale. L’École du Louvre a joué pour moi le rôle extraordinaire qu’elle tient toujours auprès de ses élèves aujourd’hui : faire découvrir l’histoire de l’art, de la préhistoire à nos jours, dans toutes les régions du monde. Je me souviens de mon premier objet. À Passy, dans la vitrine d’une boutique de porcelaine et de faïence, en 1943, je vois une poterie nazca du Pérou, représentant un poisson-lune. J’entre. J’achète l’objet. Je l’ai toujours aujourd’hui.
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Charles Ratton, on parle beaucoup de lui, la plupart du temps sur la base de ce qu’on peut lire sur lui. J’ai connu Ratton. Il travaillait avec mon père et je l’ai rencontré en 1942. Il avait un caractère impossible. Avec lui, on pouvait parler de bonnes tables, de voyages ou de femmes, mais jamais au grand jamais d’art tribal. Je me souviens d’une présentation d’objets avant une vente. J’étais intrigué par un objet curieux que je ne connaissais pas. Quelques jours après la vente, je croise Ratton et l’interroge sur cet objet. Il me répond : « Je n’ai pas à vous apprendre votre métier. »
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Ces années-là sont aussi celles de Pierre Vérité ou d’Ernest Ascher. Ascher était un peintre originaire de Prague. Arrivé à Paris, il se rend rapidement compte qu’il est plus habile pour vendre des objets que pour peindre. J’ai beaucoup voyagé avec lui, c’était un personnage étonnant et attachant. Un jour, alors que nous visitions la basilique Saint-Pierre de Rome, il ne parlait pas, semblait subjugué. Enfin, il me dit : « C’est beau, c’est grand, c’est important le siège social d’une entreprise ! » Quand il revenait à Paris, il prenait un taxi et se faisait conduire chez lui. Il habitait juste au dessus de La Palette. À chaque retour, il se mettait à la fenêtre pour crier : « Les juifs sont de retour, les affaires vont reprendre ! »
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J’aime les icônes – ces images de dévotion qui ne sont pas des tableaux. Les icônes sont nées en Egypte, durant l’Antiquité. Les plus anciennes, qui datent des Ve et VIe siècles, sont conservées au monastère Sainte-Catherine du mont Sinaï. Elles font irruption dans les pays orthodoxes au XIIIe siècle, à Byzance, dont l’art se situe à la croisée de deux de mes domaines de prédilection : le Moyen Âge et la Haute Époque. C’est un peu par hasard que j’en suis devenu un spécialiste. L’un de mes confrères était d’origine russe. Il ne connaissait pas le domaine des icônes, mais son nom faisait qu’on lui en présentait souvent. Un jour, je lui ai parlé de mon intérêt pour ces images pieuses. Dès lors, il n’a cessé de m’envoyer des clients. J’ai peu à peu approfondi ma connaissance de ce domaine très vaste : on pense naturellement aux icônes russes, mais les icônes sont aussi byzantines, grecques, crétoises, chypriotes ou arabes.
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Quelle chance que d’être entré dans les greniers de la cathédrale de Kazan ! Quelques dix mille icônes, que la révolution communiste avait récupérées dans les églises et chez les particuliers.
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Les années 1940 étaient une grande époque pour la chine, mes confrères et moi étions des découvreurs. Nous partions avec un billet de train échelonné, qui s’arrêtait dans chaque ville. À chaque étape, je passais voir les antiquaires, les brocanteurs, les chiffonniers, les marchands d’armes et parfois même le curé. Dans chaque ville, même petite, je repartais avec des objets. Il y avait alors peu de différence de valeur entre un petit objet et un objet moyen. Je me souviens de deux antilopes bambara que nous présentions, Olivier Le Corneur et moi, dans notre galerie. Si la première était parfaitement convenable, la seconde était un chef-d’oeuvre de sculpture. La première valait 800 francs, la seconde 1 200. Aujourd’hui, cet écart a été multiplié par dix. C’est durant la seconde moitié du XXe siècle que notre échelle de valeurs des pièces d’art primitif s’est mis en place. Et dans les années 2000, cette fourchette s’est encore considérablement élargie.
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Aujourd’hui, les collectionneurs imposent leur loi, le galeriste suit la mode et leur propose des pièces qui vont leur plaire. Il n’y a pas que le masque punu ou le reliquaire kota, les collectionneurs passent à côté de quantité d’objets qui ne sont pas encore connus sur le marché. Je considère que nous devons rester des découvreurs, que c’est aux marchands de créer les modes. À l’époque de la foire à la ferraille du boulevard Richard Lenoir, ma mère avait un client qui était marchand de bonbons sur les marchés. Il lui achète une massue d’Océanie – qui valait 50 francs – puis une deuxième, puis une troisième… et se met à collectionner les massues. Un jour ma mère lui dit : « Vous pourriez collectionner autre chose. Les ivi po’o des îles Marquises par exemple. » Et c’est ainsi que ce marchand de bonbons est devenu l’un des plus grands collectionneurs de tiki.
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Le marché, les montants atteints en vente publique, peuvent paraître effrayants aux jeunes collectionneurs. Mais, même aujourd’hui, un petit collectionneur peut commencer en achetant par exemple un poids à peser l’or akan et plonger dans l’univers passionnant des proverbes associés aux représentations des poids. Petit collectionneur pourra alors devenir grand !
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Aujourd’hui, je ne cherche plus à faire de grandes ventes mais je cherche toujours des objets. J’ai beau être plus sollicité que dans ma jeunesse, les découvertes sont moins nombreuses. Mais les chiens perdus sans collier – ces objets arrivés par hasard dans une famille qui ignore le trésor qu’elle possède – existent encore. Je me souviens d’une dame qui entre récemment dans mon bureau du 206, boulevard Saint Germain. Ignorant de quoi il s’agissait, elle me présente un masque de Colombie-Britannique que son grand-père avait ramené des États-Unis en 1900. Aujourd’hui, le masque est conservé au musée du Quai Branly - Jacques Chirac. Je repense à ces manuscrits persans en écriture hijâzi passés en vente en 2011. Avec l’aide d’une consœur, j’avais estimé ces feuillets du Coran sur parchemin, dont les plus anciens dataient du VIIIe siècle, à 200 000 euros. Ils ont été vendus à 1 500 000 euros ! Ou je repense encore à ce monsieur qui dépose sur mon bureau un objet trouvé dans la maison d’une famille de la ville de Mayenne. « Vous avez là un objet très spécial, que peu de personnes connaissent. » « Cela vaut-il quelque chose ? » « 150 000. » « Francs ? » « Non, euros. » Cette magnifique coupe afro-portugaise en ivoire de la fin du XVe siècle a été vendue 450 000 euros. Et je n’ai jamais su comment ce chef-d’œuvre était arrivé dans cette famille de Mayenne.
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Après la Libération, en 1946, j’ai ouvert ma première boutique, la galerie Message, rue des Saints-Pères. Quelques années plus tard, j’ai croisé le chemin d’Olivier Le Corneur. Dessinateur de bijoux, Le Corneur était le compagnon du peintre Jean Deyrolle. Il aimait la peinture, il aimait les objets. Il achetait des objets à mon père qui, prenant de l’âge, me dit ne plus pouvoir répondre à ses demandes trop compliquées. Il me donne son adresse et me dit : « Débrouille-toi avec lui. » C’est ainsi que je suis devenu son fournisseur. Plus tard, en 1953, il m’a proposé de prendre une boutique ensemble. Notre collaboration devait durer trente ans. Nous nous sommes installés au 51, rue Bonaparte, puis rue des Beaux-Arts, puis enfin boulevard Saint-Germain. Nous étions complémentaires : je voyageais et j’achetais les objets, tandis que Le Corneur était un remarquable vendeur. Nous étions parmi les premiers à présenter de l’art tribal, surtout de l’Afrique et de l’Océanie, et un peu d’Amérique.
Nous vendions parfois un objet à 10 000 francs, c’était alors une très grosse somme. Si nous étions des découvreurs d’objets, nos client l’étaient aussi ! C’était une époque extraordinaire où nous partagions tous ensemble notre connaissance des objets, où nous avions de véritables rapports intellectuels au travers des objets.
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Tristan Tzara et André Breton étaient tous deux collectionneurs, mais procédaient très différemment. Breton ne s’intéressait pas à la qualité artistique de l’objet, il achetait les objets pour les utiliser dans l’une de ces œuvres. Tzara, lui, choisissait avec discernement. Les deux hommes se détestaient cordialement. Tzara habitait rue de l’Université et me rendait visite tous les jours à 15h dans ma galerie du 51, rue Bonaparte. Breton venait de son appartement de Pigalle et passait généralement vers 17h. Un jour, bien entendu, ils se croisèrent. Une heure plus tard, je reçus un appel de Breton, furieux : « Monsieur Roudillon, je vous serai gré, à l’avenir, de faire en sorte que je ne rencontre pas Tristan Tzara quand je vous rends visite. » Il y avait une sorte de fétichisme autour de ces grandes figures du surréalisme. Je me souviens du directeur du journal italien La Prensa à Paris. Il venait et me demandait : « Qu’est-ce que monsieur Breton a touché aujourd’hui ? » Et il achetait immédiatement les pièces en question.
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Je me souviens de Jacques Lacan, qui collectionnait – entre autres – les kachinas dans les années 1950, 1960. Il venait à la galerie pour bavarder. La conversation était très simple : il suffisait de l’écouter.
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Quand les premiers kota sont arrivés sur le marché dans les années 1950, ils étaient invendables, car ils ne correspondaient pas à ce qu’on attendait d’un objet africain. Les collectionneurs n’appréciaient pas ce qu’ils nommaient « des morceaux de bois recouverts de cuivre et de laiton ». Je me souviens d’une visite que j’avais faite à un chiffonnier d’un petit village entre Avranches et Granville. Je lui désigne un reliquaire kota au sol. Le chiffonnier le ramasse et me le tend en me disant : « Il y en a bien pour cinquante francs de cuivre. »
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Charles Schanté était le fournisseur attitré de Margot Mengin, de la galerie La Reine Margot. Il avait un stand à Saint-Ouen. Dans le milieu du marché de l’art, nous l’avions surnommé Sansonnet, car il chantonnait tout le temps. Un jour, Schanté vient me voir car il cherchait cinquante kota pour un Américain qui voulait en faire une exposition aux États-Unis. À cette époque, il y avait des kota partout, que l’on pouvait acheter pour une somme dérisoire. Mais après cette vente, la côte des kota s’est soudainement envolée, et la mode des kota s’est installée. Nous avons donc vendu des kota.
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La figure la plus marquante reste celle de Salvador Dali. Nous nous sommes rencontrés une première fois par hasard à New York, dans l’ascenseur de l’hôtel Pierre. Puis une deuxième fois lors de l’un de ses événements surréalistes. Il avait obtenu du Jardin des plantes le droit de descendre dans l’enclos des hippopotames. Il y avait tendu une photographie grand format de La Dentellière de Vermeer de Delft et m’avait emprunté une dent de narval. Je l’avais accompagné, de peur qu’il ne la casse. Prenant vingt mètres d’élan, la dent de narval sous le bras, il fonça vers la photographie pour la transpercer et en faire une œuvre surréaliste. La troisième rencontre eut lieu rue de la Boétie. Un soir de vernissage, Dali arrive, accompagné de deux ravissantes jeunes femmes. Il monte à l’étage et s’assied entre elles. Il frappe le sol avec sa canne, et à chaque coup de la canne sur le sol, les jeunes femmes décroisent et recroisent les jambes afin que l’assemblée constate qu’elles ne portent pas de culotte. Cette anecdote n’a rien d’érotique. Il convient de la replacer dans son époque : celle de l’après-guerre, celle des caves de Saint-Germain-des-Prés, une époque de joie de vivre où l’on se libérait des horreurs et des souffrances de la Seconde Guerre mondiale, une époque marquée par les derniers événements surréalistes. Après la guerre, Tzara disait : « Dada est mort. » Après la guerre, Breton maintenait qu’il était le dernier des surréalistes. Dali a encore organisé deux grands vernissages. Le premier est celui du catalogue dont la couverture présente un sein en caoutchouc : il faut imaginer qu’au sortir de la guerre, les femmes n’avaient plus de poitrine. Lors de l’autre vernissage, Dali avait allongé sur un grand plateau une jeune femme nue déguisée en homard, le corps recouvert de tomates et de mayonnaise. Dès le lendemain, la jeune femme fut remplacée par un mannequin. Et ainsi prit fin la révolution surréaliste.
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L’arrivée des objets dogon se fait un peu avant 1955. Cette époque est marquée par deux grandes figures de Lille : le marchand de tableaux Marcel Evrard et l’explorateur Pierre Langlois. Ce dernier avait rapporté du Soudan français – l’actuel Mali – de nombreuses statues tellem et dogon. À la demande de Marcel Evrard, il organise une grande exposition, présentée à Bruxelles en 1954, puis à Lille, et enfin à Paris en 1955, à la librairie La Hune. Cette exposition et son catalogue Art soudanais, Tribus dogon rencontrèrent un grand succès et ont permis la découverte de l’art des peuples du Mali, auparavant totalement inconnu du public et des collectionneurs.
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Dans l’entre-deux-guerres, mon père pouvait acheter un objet cent francs et le revendre cent-vingt. Les règlements se faisaient en liquide, il n’y avait pas de TVA, ni de déclaration de l’impôt sur les sociétés : en début d’année, on allait voir son contrôleur des contributions et on réglait un forfait sur la base de l’estimation de ses affaires de l’année à venir. Le mot antiquaire n’existait pas. Il n’y avait que deux catégories de vendeurs : les brocanteurs ambulants et les brocanteurs en boutique. Mon père était un brocanteur en boutique, c’est-à-dire une figure importante. Il avait une boutique rue des Saints-Pères, dans l’ancien hôpital de la Charité. C’était une toute petite boutique, avec un étage. Mon père arrivait le matin, enflait sa blouse grise pour ne pas salir ses vêtements et allumait un feu de bois. En somme, il n’y avait pas de frais généraux. Puis le téléphone est arrivé, puis le minitel, puis le fax, et les frais ont augmenté. Pour gagner sa vie, il fallait vendre deux cents francs un objet acheté cent francs la veille.
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Aujourd’hui nous avons internet. C’est une catastrophe. Le collectionneur ne vient plus voir l’objet. Il y a longtemps, un vieil antiquaire m’avait dit : « Jean, tu sais, une sculpture, il faut la regarder, la manipuler, la faire tourner pour la voir de tous les côtés. » C’est vrai. Un objet, il faut le prendre en main, le soupeser. Je me souviens d’un commissaire-priseur qui un jour m’apporte, emballée dans du papier journal, une tanagra. Je soupèse le paquet. « Elle est fausse. » « Mais vous n’avez même pas ouvert le paquet… » « Ce n’est pas nécessaire, je peux sentir à son poids que ce n’est pas une tanagra. »
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Un objet, c’est un compagnon, un ami, quelque chose avec lequel nous vivons. Acquérir un objet, c’est une union, un mariage entre l’objet et vous. Je n’ai jamais acheté par téléphone ou par internet et je ne le ferai jamais. Lorsqu’on achète un objet, il faut oublier la somme payée. On paye un droit de location pour avoir l’objet chez soi, pour vivre avec, pour en profiter et en jouir. Cela n’a pas de prix. Peu importe que vous le revendiez moins cher. On achète pas un objet pour gagner de l’argent, on l’achète par plaisir.
Propos recueillis par Sylvie Ciochetto
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(1) Voir, par exemple, l’hommage de Anne Doridou-Heim dans la gazette de Drouot, n°21, 29 mai 2020 (https://www.gazette-drouot.com/article/au-revoir-jean-roudillon/14541), ou celui de Laurent Dodier à paraître dans Tribal Magazine de septembre 2020
(2) Responsable des collections Insulinde du Musée du quai Branly - Jacques Chirac
(3) Responsable des collections Afrique au musée du quai Branly - Jacques Chirac et responsable du Pavillon des Sessions
(4) Responsable des collections Asie au musée du quai Branly - Jacques Chirac